Un Acteur auquel il arrive des choses réelles


Goya, Manet, Delacroix, Ortega y Gasset, Jean Luc Nancy, Leiris, Bataille, Joseph Peyré, Unamuno, Gomez de la Serna, Carlos Saura, Rafael Alberti, Juan Miró, Jackson Pollock, Francis Bacon, Garcia Lorca, René Char, El Caracol, Vicente Escudero, Raoul Walsh, Eisenstein, Bizet , Francesco Rosi, Mamoulian, Abel Gance, Lola Flores, Chaval, Dali, Claude Viallat,  Jodorowsky, Hemingway, Cocteau, Paul Louis Landsberg, Miguel Hernandez, Vicente Aleixandre, Braque, Miquel Barceló, Pepe Marchena, Vicente Amigo, Camarón de la Isla, Bergamín, Malcolm Lowry, etc, etc etc… Cet inventaire de créateurs de toutes disciplines, aussi incomplet que cosmopolite semble donner crédit aux déroutantes affirmations de José Bergamín : «Il n’y a rien de moins typiquement espagnol que la lidia d’un toro dans l’arène quand elle est parfaitement conduite. Le toreo n’est pas espagnol mais interplanétaire.» Et on ajoutera ambigu comme la vie même.
Au dessus de ce cercle qui émet des signes, la corrida, et pour les traduire dans leur langage, tous les faiseurs de sons, de formes, de mots se penchent avec autant d’avidité que de contradictions. L’un ne captera que du pittoresque, de la péripétie colorée là ou un autre, Picasso par exemple, exhumera du mythico religieux, du libidinal, la vertu de la vitalité antique, du politique même dans Guernica par exemple  en entraînant au passage  et derrière lui tout une fraction  de l’intelligentsia de l’entre deux guerres, Leiris, Bataille, Masson, qui n’appréhendera plus désormais la corrida qu’assaillie de pénis et auréolée par l’obscurité d’un sacré parfumé au paganisme et à la transgression. Affublée de concepts jusqu'à l’écrasement la tauromachie est sommée de répondre aux interrogations qu’elle jette à profusion par ses fenêtres et sans se donner les gants d’y répondre. Est-elle l’image de la tragédie humaine. Oui dit le philosophe Paul  Louis Landsberg. Non répond le comique muet Max Linder dans Max toreador. Orson Welles qui en connaissait un rayon et avait voulu devenir picador  évoquait le «parasitisme émotionnel» des voyeurs de tauromachie.
Parce qu’elle dit tout et son contraire, la corrida ne dit rien et s’avance comme une vaste quincaillerie du sens. Entre le scintillement de ses lumières, sa raison, et l’odeur de sa merde elle se défend bardée de miroirs où chacun puise son propre reflet en croyant orpailler de l’or. Mais ici  l’illusion de l’or reste de l’or. Cependant pour ajouter de l’obscur dans ses lumières et des lueurs dans cette obscurité on dira que la corrida qui se nourrit pour autant d’une réalité épaisse et bien concrète, le sang, la sueur, la bave, les muscles, l’effort, la peau, prête paradoxalement à métaphore, à idéalisation, à transfert. Mais les gloses qui l’enrubannent pour la circonscrire ou la circoncire ou la confisquer sont impuissants, exception faite peut-être de la poésie ou du flamenco, à transfuser dans leurs œuvres ce qui fascine en elle. Pourquoi n’existe-t- il pas de grand roman taurin ? Parce que la corrida est plus romanesque que le roman.
Les arts tournent autour du toreo comme des péons après le coup d’épée avec un empressement souvent inutile. Premier constat et peut-être le seul : la corrida dit le vrai parce que le risque est réel, la mort pas pour du beurre et que le toro pèse cinq cents kilos. Par contre les figures qu’elle engendre se consument sitôt mises à jour sans se figer dans des représentations, sans proposer au consommateur des «objets». Il n’y a pas de musée taurin.
Ce que la tauromachie dessine sur le sable, donc sur le mouvant, ce sont les hiéroglyphes d’un art où l’émotion coïncidant avec le moment de son apparition, on dira de son épiphanie, disparaît avec lui sans laisser d’autres traces que des chapeaux sur la piste et des images dans la mémoire. La demie véronique de Rafael de Paula, la fine architecture de Manzanares, la trinchera de Curro Romero, la grande tauromachie silencieuse de Paco Ojeda, le grain de la naturelle d’Ordóñez, le toreo de marbre de José Tomás, malgré la vidéo ou le numérique n’ont pour musée que l’imaginaire des aficionados. Ces images, un nouveau toro qui jaillit du toril les envoie au néant comme un palimpseste. On ne les reverra plus jamais mais elles surgiront parfois  comme des paroles errantes, gelées comme dans Rabelais et obsédantes. Les paroles d’un discours englouti, gaspillé. Heureusement gaspillé.
La corrida est un gaspillage. Je reviens sur le mot discours. Il semble que la
tauromachie emprunte à toutes, ou presque, les formes majeures d’expressions. On peut donc prendre la corrida à la lettre. A savoir par sa littérature. Sans se croire obligé d’introduire l’utopique corne dans l’acte d’écrire comme  Michel Leiris en rêvait éveillé. Chaque création suscite bien entendu ses propres dangers mais voilà : le toro Pocapena finit toujours par clouer Granero à la barrière de Madrid d’un coup de corne dans l’œil pour bien signaler, un que le virtuel ici n’a pas sa place, deux que la corrida aveugle de toutes façons. Faire le chemin inverse et vouloir infuser du littéraire dans le combat des toros est chose faite. C’est même un pléonasme. Le toreo entre autres choses est un discours en soi avec sa rhétorique, ses procédés, ses fautes de goût et de syntaxe.
Toréer c’est développer des tropes qui peuvent être ceux de la parole écrite.
Exemple la passe dite à porta gayola n’est ni plus ni moins que la forme taurine de l’apostrophe. De même que Lautréamont apostrophe l’océan «Vieil océan ô grand célibataire» Pepe Luis Vargas va se mettre à genoux à la porte des chiqueros et apostrophe le toro Fantasmon dans la Maestranza de Séville le 23 avril 1987 à 19h45 et Fantasmon le roule comme une vague et le saigne à blanc. Le torero est un acteur à qui etc etc.  La larga afarolada a porta gayola est une interpellation brusque et directe. Apostrophé en grec désigne l’action par laquelle celui qui parle se détourne du juge pour s’adresser sans intermédiaire, sans l’écran des péons, à son adversaire. Ainsi en tauromachie quand le maestro se dirige seul vers le toril pour attendre à genoux son adversaire, la porta gayola n’est pas véritablement une passe avec de la durée, de la consistance ou de l’efficacité. Le toro bondit et traverse sans être véritablement conduit  et encore moins contrôlé. Le torero esquive. Son intention est, au fond, polémique. Le torero qui s’agenouille va de cette façon au devant de la guerre qu’il provoque. Avec ce risque ; l’apostrophe entraînant immanquablement un effet d’amplification, une gradation doit suivre. On voit mal un torero traverser la piste et la théâtralisation de son geste dans un silence tendu pour attendre, à genoux et dans la présomption de son acte, un toro ridicule (le chat de Padilla à Cordoue). Le fil entre le sublime, la grandiloquence, le grotesque et le ridicule. A entreprendre une faena sur ce registre, celui de l’héroïsme et de la déclamation épique il faut tenir son ton et sa note jusqu’au bout et ne plus changer de registre. Et ici le torero acteur de lui-même doit devenir également son propre metteur en scène.
Pour reprendre une formule baudelairienne et pour «creuser le ciel» de la corrida, de bons auteurs totalement dissemblables par leur époque et par leurs préoccupations se sont depuis longtemps essayés  à la référence musicale. Par exemple à un siècle de distance Théophile Gautier et José Bergamín. Ce qui ne manque pas d’étonner car la tauromachie à laquelle assiste Gautier  au milieu du XIXème n’a rien à voir avec l’art un siècle plus tard de Rafael de Paula. Pourtant l’auteur du capitaine Fracasse préfigure déjà celui de l’Arte de Birlibirloque. Evoquant en effet  le charme et l’harmonie d’une bonne faena de Montés à Malaga, Gautier parlait déjà «d’un rythme muet, d’une musique à regarder» et José Bergamín commentant une faena de Rafael de Paula au milieu des années 1960 brodait sur «la Musica Callada», la musique tue, silencieuse du toreo. Bergamín : «L’art magique et prodigieux de toréer a aussi sa musique propre (intérieure et extérieure) et c’est ce qu’il y a de mieux. Musique pour les yeux de l’âme et pour l’oreille du cœur, qui est la troisième dont nous parlait Nietzsche, celle qui écoute les harmonies supérieures.»  L’illustration du «je ne sais quoi» des faenas heureuses ou le temple, l’accord, est au rendez vous,  passe peut-être par la connotation musicale et l’idée d’un solfège fragile supérieur et capricieux. Ce presque rien qui sous entend quelque intimité indéchiffrable, quelques noces  informulables entre un homme et un toro est l’à peu prés tout de la grande tauromachie artiste, mélodique, enchantée et rare. Ce presque rien et cet à peu prés tout de la corrida quand elle est heureuse se rapproche assez de ce que Vladimir Jankélévitch dit de la musique dans  «la musique et l’ineffable» : «La musique témoigne du fait que l’essentiel en toute chose est je ne sais quoi d’insaisissable et d’ineffable : elle renforce en nous la conviction que voici : la chose la plus importante du monde est justement celle qu’on ne peut dire.»
Dans ce jeu fragmenté de miroirs et d’éclats qu’elle propose aux créateurs pour les éblouir c'est-à-dire en fin de compte pour les aveugler la corrida renvoie aussi à ce qu’Antonin Artaud tenter de dresser entre les deux guerres contre le théâtre de la répétition, détourné de la vie, inerte, incapable selon lui de briser sa convention pour renouer avec la cruauté vitale. Revenant dans une lettre à Jean Paulhan  datée de septembre 1933 sur la notion de cruauté qu’il agite comme un des fondements de son manifeste théâtral Antonin Artaud cherche à dissiper un malentendu. Cette cruauté supérieure destinée à créer une métaphysique de la parole, du geste, de l’expression n’est pas pour Artaud, assimilable au sang versé, au sadisme à l’horreur, à la recherche du mal physique. Artaud : «du point de vue de l’esprit cruauté signifie rigueur, application et décision implacable, détermination irréversible, absolue. Le déterminisme philosophique est, du point de vue de notre existence, une des images de la cruauté. Le théâtre de la cruauté n’est pas un grand guignol sur fond de tortures mais le cadre ou s’extériorise la soumission à la nécessité, à la création, à la vie même dont l’appétit, le feu, la loi révèlent une implacable méchanceté originelle».
La course du toro dans l’amphithéâtre de la cruauté et la vertu d’aguante que le torero doit lui opposer pourraient être la meilleure approche et la moins infidèle de ce méta théâtre chimérique. La violence qui structure la corrida n’est pas si loin de cette cruauté inséparable de la lucidité. Comme la cruauté chez Artaud elle n’est pas exactement là où les révulsés de la corrida croient la voir pour la condamner. Et elle n’est pas non plus exactement là où beaucoup de peintres l’ont exprimé. A savoir dans le morbide et le thème, ressassé, dés le XIXème  de la blessure ou de la mort du torero depuis le torero mort de Manet à la mort de la femme torera et la mort du torero de Picasso. Cette cruauté n’est pas non plus véritablement dans les bêtes mutilées, lardées, sanguinolentes qui agonisent sur les gravures et dessins de ceux qui réduisent la «barbarie» taurine à la seule  effusion grandiloquente et hystérique du sang.
Bien sûr et sous peine d’hypocrisie on ne peut nier le malheur physique du toro que l’on pique, que l’on force, que l’on banderille que l’on transperce et que l’on abat. La technologie taurine  l’exprime assez. Avec ses pointes, ses piques, ses crochets, ses lames elle est là pour mordre, entamer, altérer l’intégrité physique d’un animal lui aussi ambigu. Le toro est à la fois un bourreau qui meurt et une victime qui peut tuer. Mais en fin de compte  la plus grande violence qui lui est imposée va bien au-delà de ces tourments  mineurs en regard des dégâts que les hommes imposent au règne animal. La violence faite au toro se situe bien en amont alors même que l’animal n’a pas conscience du destin qu’on manigance pour lui. Ce n’est pas en effet dans ce quart d’heure ci, sous les regards, dans la lumière du spectacle que le destin irrécusable, inéluctable du toro se noue et se joue. Cet espace là de la corrida avec ses ors, sa soie, sa sauvagerie codée qui fascine tant les artistes, cette phase là noble ou ignoble ou le toro jaillit du toril sous la fumée des cigares et la stricte ponctualité des horloges n’est en réalité que la case ultime d’un tragique jeu de l’oie paré des couleurs de la fête. Un jeu de l’oie soumis  à une esthétique spécifique qui tire sa force et sa vertu de règles strictes et son émotion du réel danger qui peut les rompre à la seconde et du danger réel qu’il y a à les rompre. Artaud : «Le théâtre de la cruauté a été crée pour ramener au théâtre la notion d’une vie passionnée et convulsive ; et c’est dans ce sens de rigueur violente, de condensation extrême des éléments scéniques qu’il faut entendre la cruauté sur laquelle il veut s’appuyer.» Artaud parle aussi d’ «état transcendant de la vie» et de «l’aride pureté morale qui ne craint pas de payer la vie le prix qu’il faut la payer.» On peut penser ici au «sacrifice» de Manolete à Linares ou encore à la tauromachie de pure immolation de certains toreros comme José Tomás déclarant «Il n’y a pas d’avant et pas d’après ; il y a juste un après midi avec deux toros qui t’attendent.»
Le toro qui déboule sur cette marelle où se concentre sur un espace et dans un
temps réduit les éléments scéniques dont parlait Artaud ne peut à cet instant être gommé, effacé, déchiré, mis au panier des ébauches. Ni lui ni le torero ne peuvent revenir en arrière, ni à la case départ  et surtout pas le toro coincé dans une mise en scène barbelée  dont il ressortira immanquablement mort. Avant son existence même par la manipulation génétique des croisements et par la sélection des tientas  il est cet être destiné à mourir dans le sable, le bruit et surtout dans un roman qui le dépasse. Tout l’y a conduit avec une supérieure cruauté et une nécessité sans échappatoires symbolisée  par les portes des cercados, des corrales, des chiqueros qui s’ouvrent et se referment sur lui. Il est dans un cercle. Il s’y livre. Bien obligé et pour rien.
Même souricière pour le torero à ceci prés qu’il a choisi, lui, de s’y laisser enfermer tout en sachant qu’aucun souffleur ne viendra le tirer du trou, que la moindre rature peut être mortelle et que le griffonnage sous peine d’un châtiment immédiat, le coup de corne ou la bronca, lui est à peu prés interdit. Ce combat du toro face à la rigueur métaphysique de sa soumission à cet ordre et face à cette convention qui le tue devient dés lors la figure de sa conscience. Et comme son seul langage, sa seule expression et, qui sait, son art. Le toro se bat et meurt bouche cousue. Ce mutisme est l’impôt de sa bravoure qui est elle éloquente. Elle semble dire : pourquoi vous donnez vous tant de peine pour me tromper, m’abuser avec des portes coulissantes, des feintes de corps, des jeux d’ombres, des chuchotements, des airs entendus, des reflets d’or sur vos habits, des étoffes qui  se baissent ou se lèvent comme les rideaux d’un théâtre subreptice ? Le toro est un bloc noir de mystère  qu’on mystifie et, qui sait, les toreros ne sont pour lui que quelques interrogations confuses qu’un diabolique metteur en scène lui oppose et qui le tuent. Mystifier un mystère  ce n’est pas le dévoiler. C’est juste le circonscrire pour lui donner la parole.
En chargeant des leurres qui se dérobent le toro devient ce qu’il est ; un être de combat lâché dans un monde d’ombres.

Jacques Durand

Texte paru dans "Le Peuple du Toro" de Veronique Flanet et Pierre Veilletet, 1986







 Tableau Artaud  @ Nicole bousquet - Photo Atsushi Tani - Tableau bas Dali - Autres © DR