"On torée comme on est"

12 octobre 1987 à Séville. Rafael Soto Moreno dit Rafael de Paula affronte seul 6 toros. Personne n’y croit. Personne sauf peut-être quelques gitans craquelés, huilés et habillés comme des lords ou comme la grosse « mama » gitane, noire et extasiée au bras de qui Rafael dans un costume frangé de noir est entré dans la Maestranza
par la petite calle Iris annexée ce dimanche chaud par Jerez de la Frontera. Il ne se passe rien jusqu’au cinquième toro. Une corrida d’esquisses, d’hésitations, de heurts, de reculs, d’éclats brefs qui vont, d’un coup, incendier les gradins et, d’un coup les éteindre. Le public est patient. Ah, ça vient ! Non, ça retombe. Rafael de Paula a toujours été ainsi. De la faïence puis de la défaillance. En 30 ans de carrière, des ébauches, des étincelles, des mégots de sublime qui mis bout à bout éclairent une sorte de Kamchatka taurin visité de loin en loin par quelques « œuvres » inoubliables puisque l’erratique Paula  préfère dire « obra » que « faena ». Œuvre et grand œuvre cette mémorable corrida d’octobre 1974 à Madrid le jour où Antonio Bienvenida a fait ses adieux à la tauromachie dans la cape de paseo noir du légendaire Joselito. Autre miracle la corrida du 27 mai 1979 toujours à Madrid où Rafael après une faena miraculeuse finira pendu à la corne d’un toro du marquis de Domecq. Autre cime ce solo lumineux de mai 1985 qui a fait danser les gitanes sur les gradins des arènes de Jerez au bout de la calle Doctrina. Entre ? Des trous. Des gouffres. Ce dimanche 12 octobre à Séville le jour a baissé derrière les céramiques bleues et blanches du petit dôme de la Maestranza. Le doute a commencé de s’installer avec le soir. On ne verrait plus rien aujourd’hui sauf cette demi-véronique lente, lente, décomposée, tombée, abandonnée, évanouie devant le second toro. Lebrero, le cinquième toro, est sorti presque à la nuit tombée. Il a giclé sur la piste comme une goélette qui prend le vent. Et puis c’est arrivé, c’est sorti, sans raisons apparentes. L’impact émotif de la tauromachie de De Paula a quelque chose à voir avec les nerfs, avec le trajet des nerfs dans le corps, avec le double mouvement du cœur et le battement du sang : systole, diastole ; le « compas » disent les flamencos. De Paula se livre, s’abandonne. Il est comme nu devant le toro. Comment la passe s’achèvera-t-elle ? Personne ne le sait. Et lui encore moins. Peut-être dans la panique, peut-être dans le désordre, souvent dans l’incontrôlé, parfois dans une plénitude rare et en même temps comme douloureuse ; De Paula dans le crépuscule de Séville où l’automne pointait ses nuages a, entre la transe et le silence en ressac de la Maestranza, captivé et capturé Lebrero pour accoucher de quelque chose, une œuvre, oui, qui n’avait rien, rien de prévu, de convenu, d’organisé mais tout, au contraire, d’émotif, de pur, d’enfiévré et de fragile et d’imparfait . Une imperfection bouleversante et bancale et qui laissait, magiquement, à désirer.
C’est en fin d’après-midi, à partir du cinquième toro, lorsqu’enfin la chaleur tombe, que l’ombre s’empare presque entièrement des gradins du soleil et qu’une fine nostalgie descend sur les corridas, que Juan Belmonte, Belmonte le tragique comme le lui criaient les gamins de Séville, réalisait ses plus prodigieuses faenas. Comme ce le 21 avril 1914 à Séville, devant les Miuras ; comme le 21 juin 1917 à Madrid,
face à un toro de la veuve de Concha y Sierra. Personne ce jour là ne croit plus en Belmonte qui a révolutionné la corrida quelques années plus tôt. Les aficionados le grommellent en mâchonnant leur cigare dans les arènes métalliques couleur plomb de l’ancienne route d’Aragon et où l’écrivain Perez-Galdós voyait une accablante « tristesse industrielle. »  Les aficionados ce jour-là veulent voir Josélito, “ Josélito maravilla ”, Josélito la merveille et le mexicain Gaona. Belmonte le marmonne avant la sortie du dernier toro : “ alors, je suis donc fini ? ” Il est assis sur le marchepied de la barrière. Un poil au niveau du mollet a percé son bas de soie. Une terrible angoisse lui tombe dessus. Le trou est minuscule mais son cauchemar est, lui, envahissant. Il s’imagine, à sa grande honte, que 13001 paires d’yeux hostiles voient ce poil, que ce poil va grandir et que si ce poil continue à s’exhiber il va, lui, Juan Belmonte le génie de la tauromachie connaître un échec terrifiant devant une foule qui n’attend que ça. Comme la corrida aime jongler avec la perfide magie des signes, le toro de Concha y Sierra qui déboule du toril se nomme Barbero, Barbier. Et après ? Après Belmonte ne se souvenait plus de grand chose sinon qu’il s’était mis à genoux en début de faena puis qu’après la mort de Barbero la foule était tombée en piste pour le porter en triomphe et qu’un homme, prés de la porte et coiffé d’un grand chapeau noir portait ses mains à sa tête comme quelqu’un frappé de stupeur ou ravagé par une torrentielle émotion. Que faut-il faire pour devenir le torero le plus stupéfiant de son époque ? Il faut transgresser, se mettre en travers. En travers de la charge du toro pour le pétrir contre son ventre, se mettre en travers de son époque et de ses codes. Ce qu’il fera, par exemple, en se coupant, le premier, cette mèche de cheveux emblématique de l’état de torero et en se frottant aux intellectuels de son temps ; C’est en fin d’après-midi un dimanche, à l’heure où les chapeaux des hommes et les fleurs et les châles des femmes tombent sur les pistes avec la nuit que le laconique Belmonte s’est, en habit de cavalier andalou, tiré le 8 avril 1962, une balle de revolver après avoir avalé un whisky et chantonné une chanson. Il avait transgressé les logiques ressorts du drame taurin en échappant aux cornes des toros ; il avait transgressé la sautillante tauromachie en place en imposant la tauromachie de l’immobile : il transgressait la morale catholique de l’Espagne franquiste en appuyant simplement sur une gâchette à l’heure où les corridas s’achèvent
Les partisans de la joliesse en tauromachie sont passés à coté de Damaso Gonzalez sans en faire cas. Normal. Damaso Gonzalez n’a jamais recherché l’enjolivement. Sa délicatesse opérait ailleurs. Les amateurs de tauromachie esthétisante sont passés à coté d’une des rarissimes tauromachies constituées justement en esthétique : celle de Damaso Gonzalez. Si la nombriliste Séville se reconnaît dans la tauromachie sculpturale, cadencée, savoureuse et capricieuse de Curro Romero, si la façon élégante et architecturée de Julio Roblès peut s’apparenter à l’architecture de la Plaza Mayor de Salamanque, si El Viti était ascétique et rigoureux comme le Campo Charro en hiver, les formes tauromachiques de Damaso Gonzalez exprimaient, elles, la longitudinale ruralité de la Mancha du côté d’Albacete. Damaso Gonzalez toréait à perte de vue. Il toréait inlassablement comme ses compatriotes labourent, sarclent. Il ne coupait pas des oreilles, il les moissonnait, les récoltaient après avoir, en début de faena, semé, enfoui et arrosé de sa technique les graines efficaces du “ temple ” tauromachiques.   Il creusait des sillons de Nîmes à Valencia, de Bilbao à Murcie, de Pampelune à Almansa où en 1972 c’est un toro de Pio Tabernero de Vilvis qui lui tracera quatre sillons dans le triangle de Scarpa. Lorsqu’il forçait avec sa main de fer et son courage de bronze un toro en friches de Miura ou de Pablo Romero on aurait dit qu’il arrachait de la mauvaise herbe ou qu’il rendait meubles des mottes de terre dures.  Damaso Gonzalez torero de l’efficacité, de la domination, de l’insistance et du point d’honneur a commencé à toréer jeune sous des pseudonymes campagnards :  Curro Alba ou encore de El Lechero. Il livre à l’aube le lait des vaches de son père puis court la guerre des “ capeas ” de village où deux de ses compagnons se feront tuer. Il dort dans les granges, affronte de vieux toros lucifériens ou de vieilles vaches dites “ carpinteras ” parce qu’elles font du petit bois avec les barricades des arènes et aussi avec le corps des toreros. Comme à Paterna où l’une d’elle le laisse pour mort. En 1967 pour ses débuts de novillero à Santisteban del Puerto un sale coup de corne lui met les testicules à vif. On le soigne comme on peut sur la table qui sert à égorger les cochons, juste recouverte d’un drap. Le cordonnier du coin fournit le fil et les aiguilles pour le recoudre. Il faudra le rouvrir à Albacete. Mais cette tauromachie rustique, âpre, à la dure marquée par une vingtaine de coups de corne si elle a raviné son visage et cabossé ses traits ne l’a jamais découragé de mettre de la douceur dans sa muleta et de la rectitude morale dans l’exercice de sa profession. Il écrivait au bas d’une lettre en répondant positivement à l’invitation de venir toréer gratuitement au bénéfice de l’asile de Cenicero : “ j’amènerai en plus deux vachettes pour la promotion des jeunes. Je suis d’Albacete y siempre voy por derecho. ”
Le 8 avril 1962, jour où chez lui à Utrera Juan Belmonte se tirait une balle dans la tempe droite un jeune “ novillero ” débutant et lui aussi transgresseur et révolutionnaire “ triomphait à valencia : 2 oreilles. Mais le 28 avril 1957 Manuel Benitez “ El Cordobés ” n’est encore qu’un rôdeur chaplinesque et débraillé embarqué par “ los grises ” de la Guardia Civil dans la contre-piste de Las Ventas, Madrid. Il se fait appeler “ El Renco ”, “ le Boiteux ”. Ce surnom c’est le seul bien qu’il a hérité de son père, ouvrier agricole mort tuberculeux à l’hôpital de Cordoue. A l’occasion “ El Renco ”se fait aussi appeler “ El Palmeno ” ou “ El Nino de Palma del Rio ” voire “ El Nino de las Habas ” “ l’Enfant des Fèves ”, né dans les fèves et dans la misère noire de l’Andalousie blanche. Il a 21 ans. Ce 28 avril, il a sauté en
piste dès la sortie de “ Consejero ”, un toro gris comme les capotes de la Guardia Civil et qui appartient à l’élevage des frères Escudero Calvo que Victorino martin rachètera dans 3 ans pour une poignée de figues. ” El Renco ” s’est d’abord retrouvé à califourchon sur la barrière, comme à cheval entre deux mondes ou deux précipices. L’intervention d‘un policier l’a déséquilibré. Il est tombé sur le sable juste sous le “ tendido ” 6. “ Conserejo ”, qui n’était pas encore piqué s’est rué sur lui, l’a coincé contre le marchepied, l’a méchamment tabassé comme on tape à coup de pieds sur un vieux tas de nippes pour les dissimuler, à jamais, sous les armoires, loin des regards. Puis à coups de tête, il l’a renvoyé, cassé, moulu, déchiré, de l’autre coté du monde des toros, entre les pattes et les gants noirs des gardiens de l’ordre public franquiste. Ce 28 avril à Madrid, l’Espagne est bien gardée. Conserejo ” fait la loi en piste ; “ los grises ” veillent dans le “ callejon ” et ” El Renco ” est reparti, comme un paquet, d’où il venait : du rien. Il a été reconduit vers ses andalousies tuberculeuses et faméliques, vers son taudis madrilène vers ses fèves. L’incident fera 3 lignes dans l’hebdomadaire taurin El Ruedo : “ le cinquième toro a attrapé contre le marchepied un espontaneo et lui a envoyé plusieurs coups de cornes. Inexplicablement rien de grave n’est arrivé. ” Inexplicablement est un mot qui va comme un gant à la foudroyante carrière, au culte mirobolant de Manuel Benitez “ El Cordobés ” lorsqu’il a fini, au début des années 60, par se débarrasser des oripeaux d’“El Renco ”. On connaît la suite : il incarne l’Espagne des sixties, il devient un torero hors norme, libre, insolent et solaire. ; il fracture la traditionnelle société taurine avec des excentricités souvent blâmables et une main gauche de premier ordre pour toréer les toros. Il représente à la fois la modernité de l’Espagne des années 60 et la tradition des “ capeas ” sauvages de l’Espagne de toujours. Il est multimillionnaire en dollars, tape sur l’épaule de Franco, fait la une de “ Life ” mais affiche en grand dans sa propriété prés de Cordoue la photo d’“ El Renco ” arrêté par los grises.
A réfléchir sur la tauromachie de Paco Ojeda une image s’impose : celle du labyrinthe. Ojeda entraîne ses toros dans un lacis inextricable de passes, dans un dédale coercitif, dans une grille si aliénante et si concentrée sur le même espace que son adversaire ne peut plus en sortir et se heurte, à chaque détour, à cette architecture hermétique et à cet architecte impassible. La volonté de puissance d’Ojeda ne lâche jamais cette proie qui piétine sans cesse son ombre. Ojeda la saisit, l’entraîne sur un chemin dépourvu d’escapades, la harcèle toujours à coups de passes sans fin et l’insère, de force, dans une syntaxe ronde et en fer. Il y a des tauromachies ouvertes, aérées, centrifuges, tangentielles, disloquées, en virgules. Celle d’Ojeda est compacte,
concentrationnaire, en huis clos. L’oppression qu’Ojeda fait ses subir à ses toros en les privant d’espace a peut-être sa source dans la propre géologie mentale de ce torero laconique et qui répond aux questions par des questions. Tout se passe comme si le solitaire Ojeda avait un compte à régler avec la solitude de cet animal là dont il dit qu’il est le seul animal à n’avoir pas d’amis.  Puis, l’épée en main, il se jette sur lui sans à peine détourner sa charge. Il semble s’élancer sur cette masse noire non pour la faire tomber mais pour s’enfoncer en elle, l’anéantir et peut-être lui avec elle. Il n’esquive pas. Il est comme un arbre et sa muleta bouge au bout de son bras comme une simple feuille. Certains ont reproché à Ojeda de faire toujours le même numéro. Il ne fait pas un numéro. Il torée comme il est et en toréant il devient ce qu’il est au plus profond de lui. En toréant silencieusement pour lui il s’adresse à ce chacun qui, multiplié par 10 ou 20 mille, constitue une foule dans une “ plaza de toros ”. La tauromachie d’Ojeda a explosé devant “ Chulon ”numéro 80, 510 kilos la nuit du 21 Août 1982 dans les arènes du Puerto de Santa Maria où l’éleveur Osborne avait mené 6 toros blancs 6. La tauromachie “ schizophrénique ” d’Ojeda s’était forgée à 20 kilomètres de là, la nuit également, dans les marais du delta du Guadalquivir face à Sanlucar de Barrameda sa ville natale à l’embouchure du fleuve. Que son style renfermé et sa personnalité sombre aient poussé et se soient vivifié à Sanlucar de Barrameda n’étonnera pas ceux qui ont aperçu derrière l’apparente gaieté de cette ville dévorée par la pauvreté quelque chose d’autre et de plus intériorisé. Sanlucar est un sud ultime et éperdu face au sauvage : l’océan, la “ marisma ”ce Tartare mythologique où Zeus précipitait ses ennemis. Sanlucar tourne le dos à la basse-Andalousie pour regarder devant elle cet océan longtemps considéré comme le confins de l’humain et un monstre hostile. La tauromachie d’Ojeda montre ainsi le sud. Pas le sud de la jovialité forcée, pas le sud débonnaire, pas le sud ouvert de part en part. Son sud n’est pas un Midi et sa tauromachie est un Finistère.
A l’âge de 8 ans, au cours d’un tentadero une petite vache l’a envoyé en l’air. D’une certaine façon Josélito El Gallo qui a survolé la tauromachie au début du siècle mettra 17 ans pour en redescendre. Il s’abattra le 16 mai 1920 quand le toro Bailador qui voyait mieux de loin que de près, après l’avoir fait voltiger sans gravité d’un coup de sa corne gauche l’empalera sur sa corne droite et traversera, mortellement, le ventre de l’ange sévillan que rien ne devait atteindre. Il était plus léger que l’air, il était “ la jeunesse invincible ”, il était la tauromachie fait homme, la perfection lumineuse, la grâce technicienne, l’intuition savante, l’insolence torera, il était “ un Lucifer adolescent ” écrira José Bergamín, il était contre toute vraisemblance capable de tromper 5 fois un toro de Perez de la Concha avec un quiebro effectué 5 fois du même coté. Il était surtout inimaginable qu’un toro puisse tuer
Josélito dont le savoir encyclopédique s’étendait à toutes les suertes, cape, banderilles, muleta, estocade et jusqu'à l’arrachement à mains nues de la devise des toros. Mais il faut croire que la contingence tauromachique est inépuisable et que n’importe quel toro médiocre et attaquant à l’aveuglette comme Bailador peut obscurcir à jamais la lucidité absolue d’un torero comme le fut Josélito. Sa mort que Belmonte, d’abord incrédule puis désespéré apprendra au cours d’une partie de poker fait signe. Elle signale qu’en tauromachie les certitudes les plus légitimes, les assurances les plus cimentées ont simplement l’épaisseur du papier à cigarettes sur quoi les toreros notent les numéros des toros et jouent leur sort. Josélito n’aurait jamais dû toréer ce 16 mai à Talavera dans la plaza “ la capricieuse ”. La corrida était prévue pour Larita, Rafael el Gallo, Ignacio Sanchez-Mejias. Mais Josélito ne veut pas le 16, jour de San Isidro, toréer à Madrid dont la pression sur ses épaules est trop lourde. Il choisit d’aller à Talavera dont les arènes ont été en 1890 inaugurées par son père Fernando. C’est son beau-frère Sanchez-Mejias qui planifie la corrida, écarte Rafael el Gallo et Larita, s’engage avec Josélito dans un mano a mano. Les toros de la veuve Ortega qui n’appartiennent pas à l’Union des Eleveurs sont inconnus de Josélito qui, d’habitude, connaît tout sur les lignées des adversaires qu’il doit combattre. Là, rien. C’est une corrida mineure organisée d’après le critique Clarito comme une plaisanterie par des amis d’amis du torero. Josélito se rend en train à Talavera avec Sanchez Mejias. Sanchez-Mejias est en retard à la gare Delicias : une querelle avec des ivrognes qui l’ont insulté dans la rue. Au cours d’un arrêt à Torrijos, pour une histoire de pain, une bagarre éclate au buffet de la gare. Une table en marbre est brisée. Plus loin la cruche d’eau du torero marquée à son nom se casse. Commentaire de Josélito : “ ya se acabo Josélito ”
Entre la gestion optimale des toros de l’excellent Enrique Ponce et la vitalité surdouée du phénoménal el Juli, José Tomás a imposé à la tauromachie de la fin du siècle et à travers un grandiose sec la tragique liturgie de la corrida comme vertige de la létalité. Jeudi 17 mai 1999 à Madrid pour la corrida de la Beneficiencia et devant Artillero 535 kilos, toro de Garcigrande et également face au 629 kilos de Potrico toro de Moises Fraile, José Tomás s’est, malgré le vent, mis exactement et systématiquement sur cet emplacement surexposé qui n’autorise qu’une implacable alternative. Elle se joue sur ce millimètre qui, en tauromachie vaut un abîme : ou le toro passe ou le torero casse. Par le seul fait de se positionner de trois-quarts, à trois mètres dans la trajectoire impérative de Potrico, José Tomás, le visage blanc comme une fleur de cerisier, recevait pour cette sincérité nue et pour ce “ sitio ” irrespirable, l’énorme ovation de las Ventas. Puis la “ naturelle ” se déployait avec la lenteur chuchotée d’un fumeur d’opium. José Tomas dans ses grands jours madrilènes, sévillans ou barcelonais toréait comme pétrifié et comme si un oiseau s’était perché sur son épaule. Un oiseau qu’il ne fallait pas faire s’envoler. Un oiseau qui aurait été la métaphore de Manolete qui fut son miroir et son fantasme.
Pour que l’ombre ailée de Manolete ne s’envole pas de son épaule José Tomas a imposé cette solennelle tauromachie du sacrifice, du don absolu de soi, qui a rempli les T.G.V. Madrid-Séville lorsqu’il se produisait dans la Maestranza. On allait à très grande vitesse à Séville pour en deux fois dix minutes de catalepsie voir le somnambulique José Tomás faire passer les toros à zéro à l’heure, ou mettre gravement sa cape derrière son dos pour un “ quite por gaoneras ” plus serré qu’un nœud coulant autour du cou d’un condamné à mort. A Séville et à Madrid surtout les “ faenas ” de José Tomás outre leur beauté plastique, l’envergure de leur “ temple ” et leur authenticité donnaient à voir à chaque passe la naissance puis le cheminement d’une angoisse bien tassée puis son apogée lorsque les cornes des toros glissaient lentement le long de son ventre. Dans le “ olé ” rauque qui saluait la fin de la passe on pouvait déceler la liquidation de cette angoisse qui, inexorablement, allait faire retour dans quelques secondes et taper sur la peau de tambour tendue de las ventas comme un bourdon contre une vitre. Dans une étude consacrée au roman d’Hemingway “ Pour qui sonne le glas ”, Georges Bataille écrit : “ Il n’y aurait ni tauromachie ni danse espagnole si l’existence de la foule n’était pas à quelque moment vouée par l’angoisse au désir de l’impossible ; Il est parfois nécessaire d’aller dans le sens de ce qui donne de l’angoisse aussi loin qu’on peut aller (tel est le fondement de la tragédie). Ainsi nous atteignons l’au-delà du possible ou du moins sa limite ; ainsi nous ouvrons les royaumes de l’impossible où les choses sont plus belles, plus grandes et poignantes. ”

Jacques Durand


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