José Tomás revient dans la lumière

Donc, José Tomás revient. Lui qui toréait les pieds bien à plat était parti sur leur pointe au soir d’une corrida à Murcie, le 16 septembre 2002. Il n’avait rien dit. On l’avait appris une semaine plus tard, par une indiscrétion de sa cuadrilla. Depuis, son éventuel retour alimentait, comme autant de serpents de mer de plus en plus lézardés, les rumeurs de l’intersaison. Il est revenu avec le même laconisme, et ce come-back dans le silence a provoqué un barouf médiatique de tous les diables, dans la presse spécialisée mais aussi dans tous les quotidiens espagnols, au Mexique, et jusque dans Courrier international et le magazine pour hommes du Québec « Summum ». On savait qu’il toréait beaucoup en privé cet hiver au Mexique, où il vit, mais, venu à Madrid le 14 février pour la présentation d’un livre sur Manolete ­ son idole­, il n’avait rien dit, à sa bonne habitude. Il avait juste évoqué Silverio Pérez, ami de Manolete, qu’il avait rencontré peu avant sa mort. On l’avait aperçu à la Monumental de Mexico le 7 janvier lors de la fameuse corrida d’El Pana. Il était en compagnie de la jolie jeune femme brune qui l’accompagne depuis quatre ans et à côté de son copain le musicien, journaliste et écrivain catalan Salvador Boix. Le 14 février, José Tomás avait déjà pris sa décision. Il l’a annoncée à Boix le plus naturellement du monde un matin de janvier, alors qu’il déchargeait ses affaires de leur voiture pour aller tienter dans un rancho mexicain. Devenu dans l’intervalle son apoderado, Salvador Boix confirmera la nouvelle dans une conférence de presse tenue, sans lui, le 7 mars à Barcelone. Où, le 17 juin, José Tomás remettra son habit de lumières.
Il n’a donné aucune interview, parce qu’« un torero se produit dans l’arène, pas dans les journaux ». Torero énigmatique et atypique, José Tomás, qui ne décolle pas plus ses lèvres que ses pieds du sol, a, bien entendu, choisi un apoderado également anticonformiste. Salvador Boix ne sort pas du sérail de l’affairisme taurin. Il est d’abord un aficionado passionné par la tauromachie et par le personnage de José Tomás et se définit comme « tomásiste récalcitrant ». Il dit récalcitrant pour bien souligner, en rigolant, l’entêtement de son admiration. « Je suis tomásiste très définitif. On ne peut pas l'être plus que moi. Dalí aurait trouvé une épithète encore plus pharamineuse. » Boix a rencontré Tomás en 1999. Pour une émission de Barcelona Televisió, il était allé le chercher à l’aéroport de la ville en même temps que la fourgonnette de la cuadrilla. Il comptait l’interviewer dedans. Kiki, le chauffeur du torero, s'étant égaré dans l’Eixample, le quartier modern style de Barcelone, la discussion avait duré plus longtemps que prévu. Ils avaient parlé de toros, mais aussi de l’architecture molle de la Barcelone de Gaudí et de Puig i Cadafalch. Leur amitié est née là. Plus tard, Tomás l’invitera à venir « débuter comme torero » face à un petit veau dans les marismas du Guadalquivir. Grosse rigolade. Ce retour à Barcelone, qui coïncide par ailleurs avec la fin du contrat qui le liait jusqu’en 2006 avec son ancien apoderado, Martín Arranz, n’est pas innocent. Tomás y a souvent triomphé. Il aime y toréer. Il a choisi la capitale de la Catalogne pour, aussi, conforter l’afición locale en lutte, comme on sait, avec un certain catalanisme partisan de la prohibition de la corrida. 
Pour le dramaturge catalan Albert Boadella, grand
admirateur de José Tomás et militant antinationaliste, le retour du torero de la bouche cousue « est la seule possibilité que nous avons d’en finir avec le nationalisme catalan ». Le prohibitionnisme catalaniste vient d’ailleurs, après les dernières élections de la Generalitat, de reculer politiquement. Le nouveau président de la communauté autonome, le socialiste José Montilla, est aficionado et a pris sous son aile officielle le congrès de chirurgie taurine organisé ce mois-ci à Barcelone. De son côté, Salvador Boix raconte que des amis à lui membres d’Esquerra Republicana de Catalunya, le parti de la prohibition des toros, lui demandent des places pour la corrida du 17 juin. Les raisons du retour de Tomás sont aussi illisibles que celles de son départ. 
Pourquoi les toreros arrêtent-ils de toréer ? Pour mille raisons. Parce qu’on ne veut plus d'eux, Guerra en larmes comme Margaret Thatcher partant de Downing Street ; pour un coup de blues, Juan Bautista ; pour se marier, Jesulín de Ubrique en pleine saison 1999 ; par traumatisme, comme Morante après son échec de Madrid en avril 2004 ; pour faire encore parler d’eux, comme Ortega Cano plusieurs fois ; pour des raisons qui leur sont intimes, comme Tomás. Pourquoi reviennent-ils ? Pour l’argent. Parce qu’ils sont justement mariés. Pour faire encore parler d’eux, Cano cette année. Pour expliquer qu’il faut toréer de face, comme Manolo Vázquez en 1981. Parce qu'ils ont retrouvé leur équilibre, comme Morante. Par ambition artistique. Ou tout simplement parce qu'ils ne peuvent pas s’en passer. José Tomás disait cet hiver que son corps lui réclamait cette émotion : toréer et combler ce manque. L’année 2002, qui a suivi sa retraite, Curro Romero l’a, de son propre aveu, si mal vécue qu’il s’est mis à bouffer comme quatre. L’an dernier, à 72 ans, il s’accrochait encore à la mince éventualité d’un revenez-y: «Revenir? Ce serait difficile. Mais on ne peut jamais dire « Fontaine je ne boirai plus de ton eau. » Pour Salvador Boix, « Le but de Tomás est de toréer comme il l’a toujours fait, de se mesurer à tous les toreros, à toutes les figuras comme il l’a toujours fait, et parce que ça ne peut être autrement ».
On remarque que Tomás, 32 ans, qui devrait toucher autour de 120000 euros par corrida, revient cette année après les grandes bagarres du printemps, Séville et Madrid, et qu'il ne souhaite toréer qu¹une vingtaine de courses. Mais on devrait par exemple le voir avec Ponce à Alicante, et avec Castella à Nîmes. Cette réapparition, ses adulateurs diraient cette parousie, donne un attrait supplémentaire à une saison qu’on peut prévoir, pour le premier circuit, marquée par le combat des chefs Castella-El Juli, par la pontificale suprématie de Ponce, par le magnétisme de Morante de Puebla qui ne rivalise qu'avec lui-même et les petits oiseaux, par quelques trucs frappants d’El Cid, par la montée en puissance de César Jiménez, Talavante, Perera, par la grande classe de Manzanares ou la montée d'outsiders, Tejela, Juan Bautista, López-Cháves, Fernando Cruz. Si les toros ne servent pas uniquement d’aimables sparring-partners. L’arrivée de José Tomás est l’occasion d’un joli exercice de littérature comparée. D’autres, Castella, Talavante, Perera, occupent après lui et face au toro ce terrain surexposé, ce « territoire comanche » qu’il a arpenté et imposé à la fin des années 90. Après cinq ans d’absence, comment se distinguer de ces successeurs, qui, maintenant, le précédent ? 
Sur les retours des toreros, l’histoire de la corrida n’apporte aucun enseignement. Certains maestros sont revenus en décevant ou pour faire juste un dernier petit tour de manège : Domingo Ortega, réapparu le 30 juillet 1953 et disparu le 14 octobre de la même année, après seulement 12 corridas ; Pedres, revenu pour sauver son exploitation agricole et toréer désormais classiquement ; d’autres, revenus pour mourir : Ignacio Sánchez Mejías; d’autres, pour couper une queue à Madrid, comme Belmonte en 1935; d’autres, la majorité, parce que qu’est-ce que vous voulez qu'ils fassent? Maçon ? Conservateur des hypothèques ?

Jacques Durand

Photos 3 ©Meyer

Publié dans Libération mars 2007