
Le
taureau de Camargue a une odeur. L’odeur d’un rond de saucisse grillée sur un
feu de sarments lors d’une ferrade quelque part entre les marais de Lansargues
et les cailloux de la Crau. Après la saucisse on lâche le veau marqué au fer «
dans le monde ». Expression judicieuse. Le biou est lâché dans le monde
des villages, dans sa société, dans ses rues, sur ses « plans » et dans
les ruelles de la métaphore. Lâché dans le monde le taureau de Camargue,
tamponne les corps et aussi l’imaginaire comme un tampon oblitère une carte
d’identité. Les bleus qu’il laisse sont aussi d’imprimerie. Il s’imprime sur le
sud rhodanien, comme les « empègues », les marques d’aubade, sur les murs
d’Aubais et d’Aigues Vives. Le vent du nord a beau griffer le calcaire il
n’efface pas de la mémoire des murs et des hommes leurs rencontres avec lui, le
goût de ses fêtes, l’épaisseur de son intimité, sa puissance commémorative. Tiens,
Julien par exemple. Il a rencontré Michelle, devenue sa femme, aux Saintes Maries
de la Mer, le jour où Dédé Soler, pieds nus et torse nu a levé la cocarde de
Caraque le cocardier de Laurent. On avait mangé la bourride au Sambuc. Je m’en
souviens comme si c’était hier. D’ailleurs c’était hier. Quoi ? Plus de
quarante ans déjà ? Le temps passe, le biou reste le même sous des
centaines de noms même si le raseteur est passé de l’espadrille de corde et
d’une joyeuse anarchie aux « Nikes » et au professionnalisme très encadré.
Et puis comment oublier ce raset immortalisé
le lendemain dans le marbre de la prose hugolienne par Le Provençal. « Les
deux adversaires se reconnurent, et un souffle d’épopée fit frémir les gradins. ».
Rien de boursouflé. Tout est vrai. La connivence, l’épique, le gradin qui
frissonne d’une émotion limpide et obscure à la fois, venue d’on ne sait où. N’y
manquent que le bruit de la mer, juste derrière, et l’odeur de malaïgue de l’étang
des Launes. Le taureau de Camargue tricote des chansons de gestes majuscules ou
infimes. On se les repasse de générations à générations, en famille, dans les
clubs taurins, dans les cafés, dans les parlotes sur la place comme celle de
Saint-Laurent d’Aigouze où un jour, au tout début du XXe Prouvenço fameux cocardier
du marquis de Baroncelli aurait soulevé une charrette emplie de spectateurs
comme parabole de l’enthousiasme que ses courses soulevaient également.
Pourquoi aurait ? Il a.
Sur la
cartographie sentimentale de la bouvine aucun village n’échappe aux mille
récits de taureaux. De taureaux qui soulèvent des charrettes ou rentrent dans
le café, ou se font télescoper par des trains comme Gandar au passage à niveau
de Vauvert ou rodent des semaines dans les vignes ou tuent comme Sant-laurenten
qui encorne André Bastide dit « le mataf » à Bernis. Ils peuvent aussi
démolir les arènes comme lou Bandot, un
taureau « carnassier », en 1929 à Mouriès ou mordre les spectateurs comme
Vovo, ou grimper aux murs comme Criquet de Laurent coinçant, à Mouriès, sous la publicité de Marie
Thérèse, la crémière, « aux
cent variétés de fromages » le jeune Olivier Arnaud qu’un autre taureau tuera bientôt
à Saint Laurent d’Aigouze entre l’église, le grand Café, siège du club
taurin Lou Bandot, le café Glacier, « Rouille » le vendredi, le café
du Commerce, siège du club taurin Lou Sarraïé,
et le Salon Béatrice Coiffure Masculine et Féminine. Mais le biou grande
locomotive fournisseuse de fables peut aussi bien arrêter des trains comme fit
Sanglier un jour que ses adulateurs avaient rempli jusqu’aux boggies le train Nîmes-Le
Grau du Roi qui rendit son âme de charbon et d’escarbilles
du côté de Générac. Trop de monde pour aller le voir courir à Nîmes. Trop de
passion, trop d’émotions et une jolie allégorie : le taureau venant à bout
de la machine.
Le
taureau est un jeu. Un de ces jeux consiste faire échapper ce héros si coutumier de l’improviste à qui d’ailleurs, par ici, on ne peut guère échapper
même en regardant en l’air. On y voit des taureaux girouettes. Ils tournent
leur mourre à tous les vents et pointent leurs cornes vers l’orage comme vers le
grand beau temps des fêtes votives. Et il file où le taureau échappé ?
Dans la tradition orale, dans l’amplification, dans le conte ou dans une vigne
de raisins blancs sur la route de Congénies comme le 16 août 1986 pendant la
fête d’Aubais, le village de Claude Viallat le vit ce « tau », ce taureau
entier, cet étalon de Pastré pisté par l’odyssée des témoins. On l’a vu sauter sur un « théâtre »,
menacer le fleuriste, ouvrir la porte de la petite arène à coups de cornes, se
balader sur la promenade, foutre une trouille multicolore à un forain, franchir
le parapet, tomber sur le terrain de boules derrière le podium de l’orchestre,
s’enfuir dans la nature, charger un motocycliste pour finir coincé dans les
alexandrins d’un poème indigène.
« Au
bal de la soirée, tout le monde avait vu
Dans
tous les coins d’Aubais, notre fauve cornu
Et
c’est le lendemain qu’il fut récupéré
Dans
une allée de vignes aux grappes de « gamets ».
Peu
de villages et peu d’imaginaires échappent à l’histoire du taureau en vadrouille
qui traverse le village, entre dans une maison, menace une femme enceinte
assise dans sa cuisine en train de moudre le café dans le moulin Peugeot. Le
moulin Peugeot servant petit a à moudre le café, petit b à authentifier
l’histoire. Et la suite ? Un carnage ? Une tragédie d’août ? Un
terrible deuil en plein été ? Non, rien. Le taureau épargne cette maternité.
Le taureau de Camargue est un ogre débonnaire ou un croquemitaine. Les deux, familiers.
Il est aussi une mesure. Se mesurer à lui c’est se mesurer à soi. A sa peur, à
son audace, à son âge, à l’arrogance de son corps ou à son usure, à sa jeunesse
qui passe. Il faut l’approcher, le serrer, le toucher, se faire, qui sait,
bousculer par lui dans une rue de Marsillargues et se retrouver dans une cuisine
où une mamée vous tend, pour vous remettre, un verre de ratafia vous m’en direz
des nouvelles. Se remettre, justement. Se retrouver. Être soi, véritablement. Adrénaline,
gloriole et vieille complicité. Avoir senti le sauvage du biou sur soi dans un
jeu entre lui et soi est un grand jeu, de grand soleil, qui produit des
émotions lourdes et un étrange bien-être. Le biou est une fête.
Musique en tête on va le
chercher dans ses pâturages, on l’accompagne entre les chevaux, on respire son
fumet lourd de marécages, et sa littérature galope entre l’anecdote, la
rodomontade et la mythologie. On lâche tout ce tintouin entre la poste, la Mairie,
le Crédit Agricole, la superette, les arrêtés préfectoraux et les cafés du
coin. On le hèle, on l’attend immobile
comme une statue de plâtre, ou assis bravement sur une chaise, ou monté sur des
échasses. On l’esquive, on le saute avec ou sans perche, on le rasète, on aspire
derrière soi son souffle jusqu'à la barrière, on le feinte, ou non, on échafaude
avec lui toutes de sortes d’espiègleries. Attraper des anguilles lorsqu’il est
en piste ; jouer aux cartes sous son nez ; courir avec une bougie,
sans qu’elle ne s’éteigne avec lui à vos trousses ; traverser une piste où
il navigue avec un œuf sur une cuillère dans sa bouche et sans que l’œuf
tombe ; on joue au football en sa présence. Jouer avec lui ? Depuis
quand ? Depuis toujours, depuis «
la nuit des temps » disent les plus informés. Va pour la nuit des temps, malgré
le football.
Le
biou est au cœur des sociétés. Une vie s’organise autour de lui à travers
des centaines de clubs taurins parce qu’autour de lui et de toutes les façons
on fait cercle. Exemple le club taurin la Bourgine d’Aubais dont Claude Viallat
fut président. 57 ans d’existence, 300 membres pour 2300 habitants. Président ?
Grosse charge. Le biou donne du souci. Il faut organiser sa course, sa ferrade,
son loto d’hiver, la soirée du gâteau des rois, la soirée film, le repas du
taureau à la broche. Il faut charrier des tables, confectionner les garrots, s’occuper
de la grillade, servir l’apéro, le boire, se fâcher tout rouge, faire la grosse
voix et, selon Yves Martin, qui en fut aussi président « toujours rouspéter de
quelque chose. » Toujours et depuis toujours avec le biou il faut faire la
grosse voix et mettre en place ses festivités.
Aubais :
clôture de la saison 1890.
« Samedi
25 octobre 1890 - 4 brumaire an 99.
Dimanche
26 courant, grande et brillante course de vaches âgées de deux ans. Le
quadrille Aubaisois travaillera dans cette course d’amis, dont voici le
programme :
Arrivée
de la course à 9 heures du matin.
A
10 heures, course d’une vache emboulée.
A
midi tour de ville, avec le concours des musiciens d’Aubais et le quadrille
dont voici les noms :
V.G,
chef de quadrille
Valentin,
sous-chef écarteur
Tourreau,
banderilleur
Estève,
mantelliste
Hippolyte
S, sauteur à la perche
Teissier,
saut périlleux….
Ces
divers toréadors ci renommés travailleront en costume de gala.
A
14 heures, concert
La
soirée sera terminée par un grand bal champêtre. Les étrangers recevront bon accueil. »
Ce
qui a changé en un siècle ? Pas grand-chose. Sauf que ce ne sont plus des
vaches qui courent à Aubais mais des « tau » des taureaux entiers, de
quatre ans, neufs, qui n’ont jamais courus. Des taureaux neufs, sur le « plan »
de toujours, sur la vieille place classée devant le château du XVIIe et qui
depuis 1893 défendent leur cocarde dans une arène unique en son genre, sans
contre piste, d’abord faite de demi-muids et de charrettes puis constituée de
théâtres, d’estrades en bois. Jusqu’en 1984 et la pose imposée par la religion administrative
de la sécurité d’une rambarde en fer les taureaux neufs sautaient allégrement
dans la foule et faisaient bouger les étagères pleines de spectateurs.
Puis
ces taureaux neufs étrennés à Aubais sont devenus adultes et certains ont fait
une carrière d’honorables de bons ou de grands cocardiers. Gendarme par exemple
de la manade Laurent. Il était le fils de la vache Bagheera et de l’étalon Signaou.
Ou Perceval de Lafont fils d’Izoarde et descendant de la fameuse vache Gitane
tout comme Drac qui a fait ses premiers pas à Aubais en 1983. Ou Le Camisard de Fanfonne Guillierme fils
d’Esterelle et d’Agibé et qui compte le redoutable Segren dans sa filiation. Ou
encore comme Vaurien tau de Raynaud né en 1970 fils de William et de la vache
Marsillarguoise issue, elle, de la famille réputée des Vipères-Tortues. Mais le
plus fameux de ces « tau » issu des courses d’août d’Aubais est encore un
taureau de Raynaud puisque, par une belle fidélité, depuis plus d’un siècle et
sans interruption sauf celles des guerres, les taureaux de cet éleveur viennent
y faire leur premier tapage. Son nom : Régisseur. Il était né en 1944 et
en 48 sortira pour la première fois dans le monde sur le plan même où sa mère
Tigresse était, lors d’une course de vaches d’août 1944, morte d’un coup de
sang. Régisseur, fils de Chasseur sera déclaré Biou d’or en 1957. Un demi-siècle
plus tard Felix Castro qui l’a raseté s’en souvient comme d’un biou puissant,
rapide, bien armé, avec des cornes un peu retournées en arrière, un taureau
difficile à raseter, qui se gardait et ne faisait pas de faute à la barrière.
Un jour à Beaucaire, Félix lui a levé une ficelle primée 42000 francs, anciens
bien sûr. 42.000 francs, un ouvrier ne les gagnait pas en un mois de travail à
la source Perrier.
Le
taureau est aussi un ange.
Jacques Durand
Texte écrit en 2004 pour un livre-coffret de Claude Viallat "Le passage du taureau"
Peinture © Yash Godebski Peinture © Martine Tichit Photo 1 © Laurent Bonne