Lupe Sino, l’ange du maudit

Elle est, officiellement, la maudite de l’histoire de Manolete. La réprouvée certifiée conforme : Lupe Sino. Carmen Esteban a consacré à son histoire d’amour avec Manolete un ouvrage tonique, peut-être pour répondre à la question que lui a posée un jour José Tomás, grand admirateur de Manolete : «Qu’est ce que tu sais d’elle, quel genre de femme c’était ?»
Antonia Bronchalo Lopesino, dite Lupe Sino, Lupe comme
la Vierge de Guadalupe, Sino qui signifie destin. Elle aurait dû devenir bonniche. Père ouvrier agricole à Sayatón, près de Guadalajara, 9 enfants, et elle, un sino de bonne à tout faire qui laisse l’école à 14 ans. Mais c’est une magnifique brune aux verts qui se retrouve à Madrid à 19 ans lorsqu’éclate la guerre civile. Actrice. Elle épouse civilement un gradé de l’armée républicaine. Il s’appelle Antonio Rodríguez. Rodríguez comme tous les hommes importants de sa vie. Y compris ceux qui meurent sous les coups d’un toro, comme Manuel Rodríguez, «Manolete», tué il y a tout juste soixante ans, à Linares, par Islero.

Avec cette histoire d’amour et de mort sur fond d’Espagne sinistre, de sexe, de drogue, de toros, de nuits blanches au bar Chicote dans le Madrid rance du franquisme, Carmen Esteban construit un récit vengeur qui secoue la version ordinairement admise de la relation entre Lupe et Manolete. Une version véhiculée par les ragots de l’entourage familial du torero et de l’establishment taurin faisant de Lupe «la Rouge» une petite pute vénale qui aurait mis le grappin sur l’idole de l’Espagne en l’entraînant dans la débauche par le sexe et la cocaïne. Alors que c’est un éleveur de toros connu qui dealait la «coba» pour le mundillo, et que personne n’a jamais vu Lupe s’y adonner. La rumeur l’accusera aussi d’être une espionne, de dilapider l’argent, d’être néfaste pour sa carrière, alors que c’est elle qui a, pour lui, abandonné la sienne. Elle aurait dévoyé un Manolete décrit par la propagande officielle comme un saint hiératique, vierge jusqu’à sa rencontre avec Lupe quand, dès l’âge de 22 ans et selon le témoignage de son ami El Pipo, il se livrait à des parties carrées.

Pour Esteban, Lupe fut une jeune femme «intelligente, cultivée, courageuse, très belle et moderne, en avance sur son époque», et Manolete «un révolutionnaire, un rebelle, en piste et en dehors». Pour preuve, il ne refuse pas, à l’inverse de beaucoup d’autres toreros, de toréer avec une femme, Juanita Cruz. Il refuse en revanche de combattre devant Himmler et n’hésite pas, à Mexico, à manger avec un ancien député de la gauche espagnole en exil dans une salle ornée d’un petit drapeau républicain. Doit-on l’enlever, lui demande-t-on. Non. Mieux, dans l’Espagne confite en dévotion où s’embrasser sur un banc est interdit, Manolete et Lupe, «un couple moderne et transgresseur», vivent ouvertement en concubinage.

Carmen Esteban revisite cette histoire le fusil chargé et fait quelques victimes. Doña Angustias, mère du torero : une castratrice, une «mule». Guillermo, le fidèle valet d’épée : un «serpent» espionnant pour Angustias les faits et gestes du couple. Camara, l’homme d’affaires du torero : un hypocrite et un cynique. Alvaro Domecq, un menteur, un intrigant, qui, à Linares, interdit à Lupe de voir son amant agonisant de peur qu’elle ne se marie avec lui à l’article de la mort, ce qui en aurait fait son héritière au même titre qu’Angustias. A l’hôpital de Linares, un seul «caballero» : Luis Miguel Dominguín. Craignant pour Lupe lors de l’enterrement du torero, il la fait partir à Madrid.
L’histoire d’amour finit sur ces deux scènes opposées : le système enterre Manolete en grande pompe à Cordoue. Lupe Sino, écartée de la cérémonie, est seule dans son petit appartement madrilène. Revenue en 1957 du Mexique où elle s’était mariée avec un Manuel Rodríguez avocat, elle y est morte, seule et sourde, le 13 septembre 1959. Une légende veut qu’à l’heure de son décès un toro nommé Islero sortait du toril de las Ventas. Si c’est vrai, c’est trop vrai pour être beau.

 

Jacques Durand. Publié dans Libération septembre 2007

Lupe, el Sino de Manolete  de Carmen Esteban, Ediciones Espasa Hoy