L’histoire est connue. Mais on ne peut s’empêcher de la
raconter une fois de plus. En 1958, après un long exil de plus de 15 ans,
l’écrivain anti franquiste José Bergamín revient dans l’Espagne du franquisme
le plus féroce où l’on garrotte Granado et Delgado, où l’on torture et déporte
les mineurs en grève des Asturies et où l’on rase leurs femmes dans les
commissariats. Le 30 janvier 1961 il donne, pour la fameuse peña taurine « Los
de Juan y de José », la conférence : « Le toreo question palpitante ». Dans la
salle, des policiers en civil de la brigade politico-sociale. Bergamín est
connu. Un mandat d’arrestation avait été lancé contre lui, un « rouge », à la
fin de la guerre civile. Les policiers de la brigade politico-sociale relèvent
sans doute dans l’intervention de l’écrivain quelques propos suspects. Ils leur
ont fait dresser les oreilles et leur mettent quelques puces subversives
dedans. Peut-être celui-ci : « je disais que les choses de l’Espagne ne sont
pas aussi claires qu’elles n’y paraissent dans le toreo… ». Ou peut-être
celui-là : « le toreo est un très vif éveilleur pour les yeux ; tant et si
bien que nous avons les yeux remplis de ses vérités lumineuses, et qu’il nous
enseigne à voir en face le mensonge et l’horreur du sang et de la mort pour
enflammer et illuminer la vie d’une autre intelligence merveilleuse. Horreur et
merveille de l’Espagne. ». Ou ils ont dressé leur stylobille
politico-social à : « … ces oreilles qui, en Espagne, parce qu’elles
n’entendent qu’une cloche, n’entendent qu’un son. »
Le lendemain, Bergamín est convoqué Puerta del Sol au siège de
la redoutée Dirección General de Seguridad. Des toreros amis l’accompagnent et
l’attendent pour être sûrs qu’il en ressortira. Dont Domingo Dominguín, ex
phalangiste devenu membre actif du parti communiste espagnol clandestin,
Antonio Bienvenida qui est plutôt franquiste et, dit-on, Antonio Ordóñez, qui
l’est encore plus. Belle image : au centre de Madrid, donc au cœur de
l’Espagne, des toreros protègent du pouvoir dictatorial le plus sombre celui
qui essayait de voir clair dans leur art. Bergamín est reçu par le directeur
Arias Navarro, surnommé « le boucher de Malaga » à cause de la terrible
répression qu’il y avait conduit lors de la guerre civile. Arias Navarro : «
vous êtes venu en Espagne pour distiller le pus que vous avez recueilli en exil
! ». Bergamín se lève pour partir. « Asseyez-vous, je n’ai pas encore
terminé. » Bergamín : « Moi si. Si vous voulez m’arrêter, faites-le. En
cas contraire, je retourne chez moi. » Arias Navarro, quand Bergamín ouvre la porte : « Et
maintenant, répondez-moi dans El Nacional ». Titre de la réponse de
Bergamín dans El Nacional : « L’abruti ».
Il devra, dans l’année,
repartir en exil à Paris. Bergamín écrivait sur la corrida. C'est-à-dire sur
l’Espagne, sur la laideur et sur le style, sur la posture et l’imposture, sur
le pur et le fabriqué, sur le beau et ses caricatures, sur le commun et le
sublime, sur Arruza, Silverio Perez, Ordóñez, sur Manolete et sa mort, sur
Belmonte et son suicide, sur son cher Antonio Bienvenida, sur Paco Camino et El
Viti, sur Armillita, torero pythagoricien, sur El Cordobés qui ne l’était pas
du tout, sur l’art de toréer comme métrique, sur les toreros gitans comme
Cagancho ou Rafael de Paula... Sur donc « La question palpitante du toreo »,
qui est le pouls de l’Espagne, ou sa tachycardie, et qui sert de titre à cette
impeccable édition critique de quelques-uns de ses textes taurins, inédits en
France, produits et publiés entre 1941 à 1983. Leur intelligence, leur acuité,
leur funambulisme intellectuel non dénué de coquetterie confirment ce que
disait Domingo Dominguín : « au sein de la très ample bibliographie taurine,
il y a José Bergamín et il y a les autres. »
Extrait du texte « Évidences », in « le Toreo, question palpitante ». Traduction, présentation et notes par Yves Roullière, les Fondeurs de Briques
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