Plutôt
que faena, on dira la « chose ». Le vague du mot expose mieux l'extravagance erratique de ce qu'a pondu Morante de la Puebla, lundi 23 avril à Séville. On
ne parle pas seulement de cette invraisemblable, invraisemblable s'agissant
de lui, attente à genoux du toro a porta gayola, dont il
s'est expliqué par la suite. Il dira qu'il avait été triste d'être obligé de
faire ça pour que le public le comprenne. Mais qu'il s'était grandi.
On
évoque surtout son œuvre subséquente, qu'on n'aura pas le ridicule de nommer «
travail à la muleta ». Les critiques taurins ont, au bout de leur plume
interloquée, cherché à cerner l'anomalie de cette « ébriété » taurine.
Barquerito a parlé d'une « faena semée de prodiges », José Antonio
del Moral de quelque chose de « passionnel », Rodríguez del Moral
d'un « pronunciamiento », Juan Posada de « faena magique », Javier
Villán d'un « génie intermittent » et Francisco Mateos s'est
inquiété du « déséquilibre intérieur inquiétant » de son auteur. On
sera, à propos de la chose, le plus strict possible en lui appliquant la
définition que Borges donnait des livres de poésie : « une succession
d'exercices magiques ». On avancera aussi le mot, par ailleurs si
ridiculement galvaudé, de duende pour approcher au mieux
l'impression de crépitement souterrain qui animait ce truc énigmatique, lequel
semblait réverbérer une structure secrète et inconnue, inconnue et secrète sans
doute pour son auteur lui-même.
S'agissant
de la forme, c'est-à-dire de son fond, Morante de la Puebla a toréé, alternativement,
en les mêlant, au confluent de deux courants contradictoires estampillés «
style sévillan ». La tauromachie comme fureur, et la tauromachie comme harmonie
La première vient de Belmonte, passe parGitanillo de Triana, inspirateur via Salomón Vargas, de Curro Romero pour la verónica et se retrouvait récemment chez Emilio Muñóz, C'est une tauromachie pathétique, « desgarrada », déchirée et déchirante comme une siguiriya, exécutée les mains très basses et avec le compas des jambes très ouvert, comme pour mieux tenir sur le tellurisme qui la nourrit. Elle est un oubli total de soi ou un trop-plein de soi. La seconde, inventée par Chicuelo dans les années 20, a eu son plus grand virtuose dans Pepe Luis Vázquez et un bon interprète chez Manolo González. Quelques détails de Curro Romero s'y rattachent. C'est une tauromachie fine, filigranée, de domination en rythme, pimpante, gaie, de pieds joints, de mains plus hautes, d'ornements, de jaillissement fugace et qui fait l'économie du dramatisme. Une sevillana. Dans une récente conférence, Rafael Peralta, étudiant en droit, poète et fils du torero à cheval éponyme, disait que la première était issue de Triana et la seconde de Séville, qui lui fait face de l'autre côté du Guadalquivir.
On
a souvent opposé Triana à Séville comme deux façons distinctes d'être.
Divergences depuis pas mal de temps obsolète et pourvoyeuse d'un mauvais
folklore. Feu la gitane, Triana devient bobo sur le front du fleuve. Cependant,
ces deux sensibilités furent longtemps vivaces et la tauromachie comme
reliquaire reste encore une grande commanditaire d'émotions contradictoires,
obscures et enchevêtrées. Le torero Domingo Ortega le disait : « Par rapport
aux autres arts, le toreo présente ce cas étrange qu'à partir des normes
classiques, on peut parvenir au plus profond romantisme. » Lundi 23
avril à Séville, l'art profond, magnétique et biscornu du borderline
Morante de la Puebla, champagne et or, exhumait cette palpitante singularité à
travers sa complexe idiosyncrasie. On le demandait à Rafael El Gallo : «
Maestro, à quel moment diriez-vous qu'un torero est artiste et qu'il torée avec
art ?» Réponse : « Quand il a un mystère à dire et qu'il le dit. »
Jacques Durand Liberation Mai 2007
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Tableau bas Deviant Art © Martina Slechtova