Insolence

 
Le torero Miguel Abellan investit son argent dans l’élevage d’autruches. Ça lui donne un sacré estomac. Dimanche 25 juillet à Barcelone mécontent de voir que le président de la course avait renvoyé les picadors alors que lui estimait que son second toro, nécessitait une autre pique il est allé lui brinder ironiquement son combat en lui balançant : «Voyons si à nous tous nous ferons de vous un bon aficionado.» Le président, un commissaire de police, a demandé une sanction.
Miguel Angel Perera alors novillero a eu la même réaction d’amour propre le 17 juin dernier à Valencia envers un policier qui faisait office de délégué de l’autorité dans la contre piste. Dans la matinée du 21 mars dernier Perera torée à Valencia où il triomphe. L’après midi en civil mais sans autorisation légale il assiste à la corrida de la contre piste. Le policier chargé de l’ordre public le fait déguerpir. Trois mois plus tard il est allé montera à la main  lui brinder son novillo en lui disant «Est ce que tu aurais eu les couilles de faire ce que tu m’as fait à une figura del toreo.» Réponse du commissaire d’après la revue 6 Toros 6: «Ça tu me le répètes devant un juge et la montera tu te la mets dans le cul.» Le prometteur Perera aujourd’hui matador pourrait être interdit dans toutes les arènes de la région de Valencia.
Rien à voir avec les injures dont un jour le torero El Barbero (1812-1854) abreuvera un président. Il voulait simplement se faire arrêter sur le champ pour ne pas avoir à affronter un toro qui lui faisait peur. Tactique réussie. 
L’insolence est l’attestation du torero comme héros du « point d’honneur » et le brindis lorsqu’il n’est ni protocolairement obligé ni honorifique ni lèche cul un des moments où sa revendication peut s’exprimer.
Dans les années 60, lors d’une corrida télévisée le matador Jaime Ostos est allé offrir le combat de son toro au micro de la télévision espagnole en dénonçant la vénalité et l’incompétence du commentateur Lozano Sevilla par ailleurs sténographe personnel de Franco. Provocation suivie d’effet : Sevilla sera viré de la télé.
Le torero n’est  soumis ni au devoir de réserve ni à la civilité.
Dans une corrida à Salamanque Roberto Dominguez dira au ministre de la justice Fernando Ledesma qui s’était levé de son siège de se rasseoir. L’honneur n’était pas pour lui mais pour son voisin de gradin.
Le 28 mai 2002, le roi d’Espagne présent au premier rang, José Tomas n’ira pas, à l’inverse de Luiguillano et de Mora, l’honorer d’un brindis.
Dans son intervention prononcé en hiver 2001 à Séville lors du Congres International «fiestas de toros y sociedad» le philosophe Francis Wolff expliquait que l’éthique du torero est une éthique de l’être et non du faire et que le sentiment d’omnipotence sur quoi il forge sa propre image doit s’imposer non seulement au toro mais au monde entier à travers tout type d’obstacle : le vent, la pluie, les réactions du public,  les décisions de l’autorité, ses propres émotions, qu’il doit contenir, sa douleur même qu’il doit cacher. 
Geste de torero. En 1975 dans la Monumental de Mexico le toro Bermejo de l’élevage de Xajay éviscère le torero Antonio Lomelin. Lomelin prend son paquet intestinal dans ses mains et part à pied à l’infirmerie où il sera sauvé.
Le torero est le héros solitaire d’un intangible qui s’exprime, après un accrochage avec le toro  dans les si taurines locutions  «dejame solo» et « no pasa nada» : «laissez moi seul» et «il n’est rien arrivé
No pasa nada. Jeudi 21 avril 1978 à Séville. Paquirri dans un costume bleu anthracite se plante au milieu de la piste pour poser une paire de banderilles  «à l’écart» à un toro d’Osborne. Sur sa lancée le toro l’encorne, lui détruit les muscles de chaque cuisse. Saison terminée pour Paquirri. Il réapparait l’année suivante et comme un guerrier de l’immuable demande à toréer des toros d’Osborne le jeudi de la feria de Séville, se met un costume bleu anthracite, va banderiller son premier toro «à l’écart» au centre de la piste. L’ovation, dans le souvenir des sévillans, n’est toujours pas éteinte. La morgue des toreros a ses figures emblématiques : Guerrita par exemple. Retiré de la tauromachie active il engueulait le roi Alphonse XIII d’être né trop tard pour  pouvoir l’avoir vu toréer.
Ce sentiment d’une toute puissance vient de l’ancien prestige du torero comme individu hors du commun parce qu’il  joue sa vie et provoque la passion sociale. En 1893 à Madrid Lagartijo fera changer l’heure de la procession du corpus. Elle coïncidait avec sa corrida. En 1881 Mazzantini touchait 5000 pesetas par corrida soit le salaire annuel d’un ingénieur des mines. Cette munificence est révolue. Les sportifs de haut niveau ont pris la relève. Mais l’effronterie, son vestige, a subsisté y compris entre toreros.  
A 15 ans le débutant Luis Miguel Dominguin narguait le célèbre Domingo Ortega  33 ans  «Domingo fais attention à tes tripes parce que moi je me fous  que le toro me mette sa corne dans les yeux et qu’elle ressorte par les cotes;» Par une arrogante curiosité  le torero colombien « El Puno» mettait son point d’honneur a aller visiter le cimetière des  villes où il toréait  Son chauffeur refusait de l’accompagner. Selon Lucio Sandin avec qui il a beaucoup toréé José Cubero «Yiyo» pouvait, par panache, lui raconter une brève de comptoir entre le moment où son valet d’épée lui tendait sa muleta et celui où il faisait la première passe.
Cette haute image de lui-même tuera Fermin Munoz «Corchaito». Le 9 août 1914 il torée à Cartagena le toro «Distinguido» de Felix Gomez. Il l’estoque. Le toro tombe L’estocade trop en avant ne lui plait pas. Il le fait relever par ses péons. Deuxième estocade. Pas terrible. Mais Le toro se couche. Le puntillero s’apprête à l’achever. Corchaito l’en empêche. Fait relever le toro, l’estoque à nouveau, le toro l’encorne et le tue.
L’échec n’altère pas pas l’amour propre du torero. Au contraire, il le cimente. Le 13 juillet 1965 à Pampelune 13240 coussins tombent sur la sortie de El Cordobés. Il s’arrête au milieu de la bronca se met à les toréer et redevient ce torero qu’il avait été si peu devant le toro. On ne sait pas si on doit mettre dans ce registre ou dans  celui d’une bonne promotion l’attitude de Jesulín de Ubrique baissant ses pantalons sur un plateau de télé pour montrer ses cicatrices à la journaliste qui lui demandait «Si sa tauromachie était faite de trucs ». « Voilà mes trucs». 
L’insolence taurine est contagieuse.La mère de El Fundi a traité publiquement les aficionados du tendido 7 de Madrid fâchés avec son fils de « fils de vipère et de scorpions. »Et au début du siècle le critique José de la Loma du journal El Liberal  usera largement de l’impertinence  envers le torero Vicente Pastor qu’il  démolissait systématiquement. Le torero, écœuré, lui enverra une lettre de protestation : «Ça parait incroyable alors que je suis souscripteur de El Liberal.» réponse de de la Loma : «Être souscripteur du libéral vous donne  seulement droit de recevoir à moitié prix le feuilleton que nous publions.»
Évidemment l’orgueil du torero est réversible et soluble dans la flagornerie et
l’humiliation. Luis Miguel Dominguín a pu brinder un toro à Franco en lui envoyant un «A vous, la meilleure muleta d’Espagne».
Et  lorsqu’il est sec il arrive à l’ex matador maintenant banderillero Julian Maestro de distribuer des pubs dans les boites à lettre de Madrid. Mais il le fait caché derrière des lunettes noires et une casquette. 


 Jacques Durand

 Tableaux: Anne Françoise Belanger "Insolente légèreté du noir"
                    Christophe Henry "Insolence"