Peajes



C’est une illusion. Penser qu’ils sont comme nous est une illusion. Pourtant, dans l’aéroport de Barajas, à 7 heures du matin, en les voyant pousser leur chariot, on pourrait le croire qu’ils sont comme tout le monde ou qu’on est comme eux. Les voilà qui se mettent à  ressembler à de jeunes hommes comme les autres, en attente d’un vol, en partance pour, je ne sais pas, des vacances, une rencontre sportive, une fiesta, un concert, un green lointain, une plage exotique  avec une mer de prospectus d’agence de voyages, du sable blanc, des palmiers, des drinks sophistiquées. Pas du tout. Entre eux et nous il y a un abîme invisible. Cet abîme a la forme, la force, l’odeur, la masse, la lourde respiration, d’un toro, le terrible bruit qu’il fait en tapant contre la barrière avec ce relent de brulé de la corne, le blanc de ses yeux de mourant et sa mort rouge qui finit par filer par le trou d’un lavabo dans un hôtel au décor interchangeable. Ce toro ils l’ont quitté hier à 800 kilomètres, il les attend dans 12 heures précisément à 1000 kilomètres. Il campe dans leur regard, il se faufile derrière leurs lunettes noires, il hante leurs conversations, leur fausse nonchalance, leurs blagues même si là, justement, ils parlent sans doute d’autre chose ou font semblant de parler d’autre chose, de foot, de filles, de musique, de n’importe quoi. Ils n’en parlent peut-être pas, ils n’y pensent surement pas, mais rien à faire il est là. Il est toujours là. Ils ne peuvent pas s’en débarrasser, ils ne veulent pas s’en débarrasser. La nuit, dans la fourgonnette, entre Murcie et Bilbao, Santander et Valencia, le Puerto de santa Maria et Valladolid c’est lui, le toro, qui veille, avec le chauffeur. Il les garde ou il les surveille. Il est dans les codes phares, dans le ron ron du moteur, le chuintement des essuie glaces, les virages, les nuits interminables. Il est dans les villes blanches endormies croisées dans la nuit noire, dans les levers du jour, les cafeterias jaunes, les 92 fantômes métalliques et ténébreux d’Osborne, dans l’archipel, sans aucun charisme, des gazolineras ripolinées avec leurs pompes au garde à vous, comme les alguazils quand ils ont les oreilles à la main. Le toro, il se bat encore sous les paupières fermées, dans le mauvais sommeil. Il fait la sentinelle dans un recoin obscur du cerveau. Il bouge toujours, il ne disparaît pas dans l’eau glacée et savonneuse d’une baignoire comme le sang sur l’habit du maestro brossé doucement, à cause des broderies et comme une pépite, avec une brosse en poils de castor.  Lui ne se détache pas, ne s’évapore jamais, remonte toujours à la surface. On ne l’étend pas sur un fil sur la terrasse d’un hôtel pour que la brise le sèche et l’envoie au loin. Il ne connait pas le mot loin.
José Mari Manzanares et sa cuadrilla embarquent pour
Palma de Mallorca. Comme n’importe quels voyageurs du vol IB 768, terminal 4. Mais dans leurs bagages, toute l’extravagance d’un univers extravagant : des habits de lumières, des capes, des muletas, des suées, du fil à coudre et des aiguilles, de vieilles frayeurs , du stress, des ballerines noires, de la rigolade, de la fatigue, de la tension, des souvenirs pénibles, d’autres ensoleillés, des images saintes, des succès, des acclamations, des sifflets, des silences, des cravates en soie, des chicuelinas en satin, des épées, des coups de corne, des pims poms d’ambulance, des oreilles coupées ou pas, les jambes de fer des picadors et aussi de petites mallettes rondes en cuir repoussé avec un toro, un friselis, une rose dessus. Dedans, une montera, une image sainte, des petits trucs intimes, une photo de la fiancée, de l’épouse, de la famille, des clefs de voiture, un paquet de cigarettes, un briquet et aussi une certitude. Celle que la vraie vie, c’est celle-là, qu’il n’y en pas d’autres, que les autres voyageurs autour ne le savent pas, ne s’en doutent pas et ne vivent pas vraiment. Eux, par contre, oui, ils savent que la vraie vie se tricote entre ces va et vient, toujours les mêmes, entre deux paso dobles toujours les mêmes, deux plazas, toujours les mêmes, deux incertitudes de 500 kilos jamais tout à fait les mêmes. Ils savent aussi qu’un toro, tout à l’heure, demain, dans un mois, dans un an peut, juste d’un coup de corne, d’une bousculade, les chasser de cette vraie vie. C’est pour ça, pour la montera, pour les gris-gris personnels, ou pour cette certitude que la petite mallette ronde, la caja de montera, elle ne les quitte jamais et ne file pas dans la soute. C’est leur sac à main. Dans la voiture c’est elle, la caja avec son intimité qu’on cale derrière l’oreiller. Comme on s’endort sur sa raison de vivre, pour mieux en rêver.
Du temps où les voyages étaient très longs, se faisaient dans des trains qui n’arrivaient jamais, Rafael el Gallo payait un type pour lui tenir compagnie, chanter, lui raconter des histoires entre les escarbilles et les tunnels, porter ses cigares, lui rappeler Séville. ¡Ay Sevilla! Les maestros en première classe, la cuadrilla sur le siège en bois dur. Il fallait tuer le temps et sauvegarder les apparences, la compostura, dans les trains à charbon. Juan Miguel Sanchez Vigil et Manuel Duran Blazquez le rapportent dans leur livre « Mazzantini, el señorito loco » Mazzantini, sur son trente et un, les picadors Badila et Agujetas bien mis, comme les banderilleros José Galea, el Barbi et Tomas Mazzantini, partent de Madrid pour Valencia. Dès Madrid disparu derrière trois sifflets de locomotive et des mouchoirs agités changement de décor. On endosse des habits ordinaires, on sort le jamón, on débouche les bouteilles, Barbi joue de la guitare, Galea chante, Badila entonne les airs de zarzuela. Fiesta. Une cuadrilla. A l’arrivée à Valencia : retour au décorum du départ. C’est qu’il y a des gens à la gare, des admirateurs peut-être. Donc, descendre du train en torero, astiquer la hiérarchie. Vivre en torero. Aujourd’hui l’Espagne est quadrillée d’autoroutes, les toreros ont des mobiles, des voitures rapides, avec vidéo, sièges inclinables, climatisation et plafonniers individualisés. Un garagiste de Valencia fait ça. José Mari Manzanares n’a pas besoin d’un amuseur. Il ouvre son ordinateur portable clique sur « torear ». Il en sort de la musique : Camaron, Tomatito, Rocio Jurado mais aussi Pachelbel, une sevillana de Manuel Lombo, Juan Peña et son tube : « Esa es la vida » et surtout Alejandro Sanz. Il l’écoute lorsqu’il s’entraîne, torée de salon, avant de toréer. Tout à l’heure, il laissera la musique à fond en sortant de la chambre pour aller offrir sa poitrine, son cœur et l’étincelante élégance de son art classique à deux toros parce que « Esa es la vida ». 
Quelle différence entre Rafael el Gallo, les toreros d’hier et ceux de l’âge facebook, du monde à portée de clic ? Aucune. Même si les toreros cybernétiques s’y connaissent en giga octets autant qu’en encastes ils ont, avant la course, les mêmes gargouillis dans le ventre, les mêmes nerfs en pelote, la même gorge sèche. La différence c’est que la chambre a la clim et que les 300 chaînes de la télé vous envoient la virtualité de l’univers en pleine figure et en haute définition. Et alors ? Le monde, le seul, c’est ce toro, bien réel et vieux comme la poussière qui va jaillir dans trente minutes. Sinon c’est la même vie, la même exigence : être torero, vivre en torero, se comporter en torero, attendre le toro, l’imaginer partout, tout le temps jusque dans ses poignets. La nouvelle perception du réel par le progrès et la high tech peut modifier les visions du monde et la sensibilité, l’émotion de se retrouver face à un toro, de le comprendre et de toréer como dios manda et comme Antonio Ordoñez, Paco Camino et José Mari Manzanares père, les modèles de José Mari Manzanares fils, le faisaient, elle, elle est immuable. 
Une chambre dans la pénombre à Mont de Marsan.
Dehors la suffocante chaleur des Landes au mois de juillet, peut-être des éclats de musique « dzim bam boum », et le raffut d’une fin de repas en bas. Un jeune homme, une sorte de Marlon Brando jeune comme sorti de L’Equipée Sauvage attend devant un capote de paseo. Face à face avec une chaise. Par n’importe quelle chaise. Celle où Javi son valet d’épées a installé, monté l’habit. Impensable d’accrocher un habit de lumières aux cintres d’une penderie. Non, depuis toujours, la silla. Edifiée selon un ordre immuable : la chaquetilla suspendue au dossier, puis la chemise, puis la cravate, les bretelles, la ceinture, les bas. La taleguilla étalée sur le siège, la montera dessus, les zapatillas dessous. Les toreros tentent d’exorciser les dangereuses fortunes de leur office avec les ruses de l’invariable. Batailles incessantes. Le désordre du toro contre les arguments infimes de l’ordonné. L’obsédant des manies comme conjuration, les imperceptibles gestes phobiques et propitiatoires comme rempart face au harcèlement de l’anxiété et de l’imprévisible qui est noir, a des cornes, un nom, un numéro, une généalogie. Le premier regard du torero à son réveil se posera sur cet étrange fantôme scintillant, cette bizarre chrysalide qu’il va bientôt habiter comme on endosse une obsession ou comme elle s’empare de vous. Bientôt El Javi le revêtira de cette hantise micacée selon un ordre lui aussi intangible. Surtout ne rien déranger dans la convention. Théorie du chaos, effet papillon. Une infime entorse au protocole vestimentaire et la terre peut exploser, comme une fémorale, à las Ventas. José Mari Manzanares observe son autre peau, cette peau anachronique, dans cette chambre sombre, encombrée des signes de l’ultra modernité technologique. IPod, portable, ordinateur. Une chambre envahie par le toro, les doutes, les espérances, les chats qui griffent dans l’estomac. Télescopage : le smartphone à portée de mains et les images saintes sur la table. Javi les a disposées dans l’ordre. Des dizaines. Des médailles, les rubans de la Vierge del Pilar, une petite vierge cabossée trouvée par José Mari, sainte Gemma et son message : « Il faut beaucoup souffrir et pleurer pour que les choses se fassent. » Au milieu de l’autel une photo : Julio Roblès faisant le paseo. Le jeune homme aux yeux de meurtrières sort de la douche. L’imminence du toro lui ferme peu à peu le visage et la bouche. Il fait semblant de s’intéresser passionnément à sa cravate. Il allume une cigarette devant les images, la fumée d’une cigarette danse comme un léger encens, puis une prière. Javi lui accroche sa coleta : de vrais cheveux dont ceux de sa fiancée. Sur la photo de Joséphine Douet le haut d’une enseigne, une pub pour camping-cars : Génération Mobile. Judicieux. Les toreros sont insaisissables. Ils filent, ils disparaissent. Ils glissent. La nuit un fleuve noir les aspire : l’asphalte. Dans La nuit espagnole quoi ?  Des poids lourds illuminés comme les pasos de la semaine sainte, les voitures et les fourgons des toreros qui tournicotent, rodent, se croisent. Dans la nuit noire de l’Espagne des années 40 une grosse voiture de luxe traverse l’obscurité et les imaginations et les fantasmes : la Buick bleue de Manolete en route vers Linares et Samarkand. Toute l’Espagne la connaît.    
Les toreros circulent la nuit derrière des vitres au verre fumé. Voir sans être vu. L’inverse du jour. Le jour ils se plantent immobile les pieds dans le sable et offrent leur moindre geste, le moindre battement de cil, la moindre hésitation à la vue de tous et, au jugement de chacun. Ils sont la proie d’autrui. Incandescente radiographie. Adoration, dévotion, dévoration. Mais le nomadisme des toreros est strictement cadastré. Ils déplacent leur bohème, leur vie folle, leur guerre en veillant à la répétition du même. Ils ont confiance dans la mécanique rassurante des réseaux : les mêmes trajets aux mêmes dates, les mêmes places dans le véhicule, les mêmes hôtels, les mêmes bars, les mêmes restaurants comme la Varga à Villagonzalo Pedernales, près de Burgos, route numéro 1, Madrid Irun. Rabo de toro, pescado del cantabrico, prise de Modem dans les chambres et tv satellite. Aux mêmes heures, les mêmes occupations : le sorteo, le chapeau andalou, les boulettes de papier, suerte, le compte rendu du tirage au sort, chez Manzanares ce sont toujours les trois mêmes personnes qui s’y collent, la fausse sieste, les yeux perdus sur les mêmes papiers peints des mêmes chambres aux mêmes rideaux à fleurs, puis toc, toc, selon le code, le valet d’épées, c’est l’heure. Alors, la chaise. L’habillage puis un abrazo très appuyé avant de prendre l’ascenseur comme si on partait pour toujours. On part pour toujours, pour 500 mètres, pour deux heures trente et pour on ne sait quoi. Dans la voiture qui le mène à la plaza, lui, Manzanares, toujours au milieu derrière et silence absolu. Mont de Marsan juillet 2008. Mauvais souvenir. La faena au premier toro d’el Ventorillo vaut deux oreilles. José mari Manzanares n’en reçoit qu’une. Le public pas dans le coup, avec des réactions stupides. Colère noire. Pas à prendre avec des pincettes. La cuadrilla n’aura même pas le temps de le voir la course terminée. Il est parti à Madrid. Avis de tempête. Mais demain est un autre jour et le toro qui sort d’un toril est comme un palimpseste : il permet d’éponger le passé d’un coup de cape.
Dans un texte, Luis Francisco Esplá comparaît les cuadrillas à des équipages de pirates sur la mer Caraïbe, avec abordage, sabordage, gros temps, fortunes de mer et refus de partager avec d’autres les peines et joies et surprises de cette vie houleuse. La flibuste. On pourrait dire aussi que ces groupes d’hommes entassés sur leurs habitudes, leurs codes, leurs rites millimétrés, sillonnant l’Espagne et le sud de la France dans tous les sens sont comme de petits systèmes solaires. Ils tournent autour de leur maestro comme autour d’un soleil. Sa marche les affecte. Son rayonnement les illumine. Ses éclipses les assombrissent, ses blessures les mettent au chômage. Ils ont des pudeurs de tribus, des
secrets de caste, des fiertés d’initiés. Dans cette micro société, un clan : celui des picadors. Ils ont leur propre orbite. Ils dorment dans la même chambre, mangent l’un à côté de l’autre et même dans l’arène et les contre piste, fonction oblige, ils investissent d’autres lieux, ont d’autres soucis, sont à l’écart du reste. Ils sont, n’est-ce pas, des cavaliers avec des piétons. Joséphine Douet a pu intégrer l’équipage, se joindre à cette navigation, s’y fondre. Tout est parti d’une séance de photo avec José Mari Manzanares pour le magazine Elle. Une vraie connexion. Dans le silence. Puis elle lui fait part de son désir de photographe et de photographe aficionada : partager un moment cette vie de torero, en surprendre quelques éclats. Pas de réponse immédiate mais un mois plus tard un coup de téléphone : « un mois, ça ira ? ». Embarquée. Elle est devenue, dit-elle, non pas une de plus mais un de plus de la cuadrilla. Elle est là avant, pendant, après la bataille, si, avec le toro, c’est une bataille. Elle capte les minuties dans ces vies apparemment vouées au désordre de la bohème taurine mais qui, désordonnée, ne l’est pas vraiment. Elle les voit s’épier méticuleusement dans les miroirs. Que regarde fixement José Mari Manzanares dans le miroir. Comme les autres, comme tous, il regarde bien sûr s’il est impeccable et surtout s’il devient vraiment ce qu’il est, si le torero qui est en lui émerge du tain, envahit sa mise, imprime ses traits, durcit son regard, garantit la retenue de ses gestes, son quant à soi quand la foule va l’avaler à la sortie de l’hôtel au milieu des cris suraigus des groupies. Ou quand la ferveur va le recracher, triomphant mais sur la réserve, comme un torero, sur les épaules de Limo le chauffeur, par la porte 3 des arènes de Ronda. 
Les toreros ne s’habillent pas comme nous. Ils endossent leur moi, s’y enferment y compris Javi le valet d’épée devant sa glace. Est-ce que j’ai l’air d’être totalement, parfaitement, ce que je suis, un mozo de espadas ? Les toreros rejoignent leur image. Comme Narcisse au-dessus de sa mare ? Pas sûr. Ils veulent juste rattraper la construction d’eux-mêmes par eux-mêmes et par les codes taurins. Le toro maintenant est là. En piste. Il passe sur le visage de Manzanares, il lui ouvre la bouche, il tord son visage, il lui donne cet air de colère, de défi, ou de plaisir intense. Conseil du père de José Mari, le torero Manzanares, un jour à ce fils torero. Dans chacun il y a un nain. Un nain qui te dit d’être prudent. Alors, le nain qui est en toi il te faut le faire taire, le tuer. Le nain est mort mais il renaîtra. Le toro est passé mais il reviendra. Retour à la sérénité, parfois à la joie, parfois à la déconvenue. Esa es la vida. Une cigarette sur le canapé de la chambre d’hôtel, vrac de l’habit comme une peau de serpent abandonnée, un moi vide, un carcan trop grand et à la fois oppressant, une obligation un temps délaissée. Pour peu de temps. Le toro ? Jamais loin. Il est dans le proche et le lointain et dans l’ailleurs de ce regard perdu, en dedans, pour personne. Une corrida de plus ? Oui.  La routine ? Danger. Elle aussi donne des coups de corne et ici, de toutes façons, elle n’est jamais synonyme de banalité. Extérieur nuit : le coche de cuadrilla comme refuge, grotte, cellule mère. Un terrier. Extérieur jour. Lever du jour. Sur une anagramme : otros toros.

Jacques Durand

Texte pour le livre de photos de Joséphine Douet
"Peajes : En la carretera con José Mari Manzanares"