Si sa tauromachie n'a pas l'envergure suffisante pour le
transformer en grand torero polémique genre Curro Romero, on peut reconnaître
au moins un art à Javier Conde. Celui de provoquer la discussion, la discorde
et la soif. A Dax vendredi après la corrida, et alors que la meilleure
tauromachie avait été dispensée par le prometteur César Jiménez il n'était
pourtant question, sous les gypseries du Splendid, que du brun torero de Málaga
qui aimerait tant passer pour ce qu'il n'est pas du tout : un torero gitan. Javier Conde n'est gitan ni de père ni de mère et il est
encore moins Rafael de Paula, mais il a si envie de le paraître que sa
tauromachie, qui pourrait avoir le charme de la couleur locale, disparaît sous
le fatras d'une gesticulation ampoulée. Donc Javier Conde produit et du
gloussement et de l'urticaire. Le gloussement de ses dévots extasiés et
l'urticaire des mécréants renfrognés, hostiles à son cabotinage. Après
conciliabules et pas mal de rasades équitablement réparties, je remets la
mienne, tu remets la tienne, chaque camp restera campé sur la rive de son
propre Adour. Comme d'habitude en corrida, la vérité était partout et nulle
part, et c'est en vain qu'on cherchait à la coincer avec les bulles du
champagne. Personne n'en est venu aux mains.
Avec Tronador, premier toro noble de Manolo González,
Javier Conde a offert au début de sa faena un bel échantillon de son
originalité, en toréant avec beaucoup de temple, au rythme du toro et en
livrant des passes de la droite et surtout des passes de poitrine très
dessinées. Leurs impeccables calligraphies chantaient sa propre gloire : voyez,
disait la gestuelle merchandisée de Conde, si je les donne bien. La transe de
l'introverti Rafael de Paula venait de plus loin et le débordait avec beaucoup
moins d'exhibitionnisme et donc avec plus de force.
Dans les jolies arènes construites par l'architecte
Pommade, la faena cosmétique de Conde a lubrifié ses dévots et huilé d'un
sourire de commisération ses détracteurs. Rancuniers et froids comme le
concombre, ceux-ci se souvenaient bien qu'à la cape, nada, que de la main
gauche Javier Conde avait juste donné deux naturelles médiocres et torchonnées
et que l'excellent Tronador méritait plus d'efficace simplicité et moins de
narcissisme. Le président a refusé de donner une oreille demandée par une
partie non négligeable mais pas majoritaire de l'arène et s'est pris une petite
bronca très dacquoise, c'est-à-dire modérée dans son expression, avant de
rentrer à sa maison la conscience en paix. Du coup, Conde, jamais à court de
théâtralité, lui signalera qu'il venait tout de même de mettre son coeur
danseur sur le sable et s'octroiera deux tours de piste. Et devant son second
toro ? Rien. Conde tenait sa muleta par l'extrémité comme une canne à pêche et
se contentait d'envoyer Barbillero le plus loin possible de sa personne, là où
Paula, dans ses grands jours, se les enroulait sur sa ceinture en déversant son
être c'est-à-dire son blues.
César Jiménez coupera la seule oreille de l'après-midi
devant Engañabo. Lui, et comme ses professeurs de l'école de Madrid lui ont
appris, allait chercher la charge du toro loin en avant avec la « bamba »,
l'ondulation du bas de sa muleta tenue bien droite et par le milieu pour la
capter et la conduire le plus loin possible avec un sérieux juste un peu trop
guindé.
Samedi, pas besoin de peignoir blanc pour les Victorino
mais ils avaient troqué leur férocité rusée contre une épuisante vitalité. L'effort qu'ils demandaient pour soutenir jusqu'au bout leur tempo a exténué les toreros. Misivo et l'émouvant Montenero, les deux toros de Meca feront une vuelta posthume. D'autres seront applaudis à leur mort. Ils manquaient juste d'un peu de puissance. Victorino Martín avait prévenu, juste avant la corrida, qu'il ne faudrait pas trop les piquer. Stéphane Meca aura l'intelligence de ne pas laisser Misivo s'attarder sous la pique, de vite le récupérer et, pour mettre en scène sa bravoure, de le placer, la cape tenue d'une main, de plus en plus loin. Misivo chargera chaque fois avec promptitude sous les ovations de Dax. Le picador El Chano infligera une quatrième pique avec l'embout en bois. Meca, dans un grand jour, coupera deux oreilles au toro après une faena précise, centrée et d'emblée parfaitement accordée à la cadence vive de Misivo. La rigueur et la pédagogie de Meca exprimaient jusqu'au bout la générosité de Misivo qui, avec un peu plus de volume physique, aurait pu être gracié. Pourtant, lors du tirage au sort du matin, c'est le numéro 85, le gris Montonero, qui avait eu ses faveurs. Une vieille connaissance. Il l'avait remarqué cet hiver au campo chez Victorino. Il avait combattu et tué son frère à Nîmes il y a quelques années et relancé sa carrière en lui coupant deux oreilles. Il connaissait même sa mère, « une vache méchante mais qui donne de bons toros ». Il l'avait cet hiver demandé à Victorino : « Le 85, mets-le à Dax. » Le tirage au sort le lui a attribué et Meca aurait bien voulu le faire gracier. Mais un moment pendant la faena, le bravo Montenero, qui prenait le chemin de l'indulto, a fait une petite faute. Il a gratté le sol. Meca a alors regardé Victorino qui lui a fait comprendre que ça ne l'intéressait plus de repartir avec ce toro. Après une autre faena solide et intense, Meca coupera une oreille qui aurait pu être deux si son favori était tombé du premier coup d'épée. Mais l'ambitieux torero nîmois, parce qu'il voulait « aller jusqu'au bout avec lui » tentera la difficile figure de l'estocade al recibir qu'il ne réussira qu'à la troisième tentative. Aller jusqu'au bout de l'intarissable Planetario, c'est ce que réussira Caballero au prix d'une faena « mexicaine » : longue, très longue mais insuffisamment exposée. Avec le faible et très noble Mosito, un autre Caballero, un Caballero étonnant et savoureux, va surgir au cours d'une faena souple, lyrique et même délicieuse. Il la définira après la course comme l'une des meilleures de sa carrière. Une oreille.
Juan Bautista, repartira aussi avec une oreille très
légitimement octroyée malgré une première estocade ratée, plus malchanceuse que
maladroite. Mais Juan Bautista avait fini par prendre le dessus du combatif
Escrupuloso, dans un combat de bien meilleure qualité dans sa seconde partie.
Dimanche, la corrida finale file vers l'académisme
machinal de ces corridas pour vedettes, pliées en deux temps trois mouvements,
dont on sort avec un petit goût de déception dans la bouche et l'impression de
s'être faits couillonnés quelque part, mais où ? On cherchait en vain, sauf sur
les cornes douteuses des toros de Juan Pedro Domecq, cet esprit de pointe qui
caractériserait la corrida lorsque José Tomás, très défaitiste devant son
premier toro, s'est, face à Manijero, cinquième Juan Pedro Domecq, mis à
chuchoter comme pour lui seul une faena frugale, de haute tenue, faite de
passes lentes, templées, silencieuses. De l'anti-Conde. Ici, pas d'œillade au
public et surtout rien de pittoresque. Il ratera l'estocade, pas d'oreille. Au
final, Morante, bien en verve, délivrera dans un combat raffiné, juste un peu
trop erratique, des détails somptueux, avec en particulier une naturelles à
l'image de son costume vert bronze et noir : bellissime. Une oreille.
Jacques Durand Publié dans Libération Août 2002
Dessin Arènes de Dax © Eric Bourdon
Tableau "Femme au peignoir blanc" © Marie Ecochard
Graphisme Splendid Hotel © Kevin Laussu
Dessin Arènes de Dax © Eric Bourdon
Tableau "Femme au peignoir blanc" © Marie Ecochard
Graphisme Splendid Hotel © Kevin Laussu