Curro
Romero entre dans un bar de Séville pour boire un café. Le garçon lui demande
un autographe, pas pour lui, pour son petit frère, il veut être torero, lui pas
du tout, lui, dès qu'il voit un toro, il court. Réponse de Curro Romero : «C'est
exactement ce qu'il faut faire quand on voit un toro : courir. »
L'épatante biographie de Curro Romero, écrite par le «sévillanissime» écrivain
Antonio Burgos à partir des récits livrés par le torero lui-même, en dit long
sur le côté cour du «pharaon». La complexité du curroromérisme n'a qu'un
pendant : la simplicité de Curro lui-même, qui apparaît ici après plus de 300
pages, comme une sorte de santon voyageant dans son mythe et le désamorçant en
toute innocence ou en toute malice.Exemple : contrairement à ce que ses adulateurs rapportent et à ce que les autorités officielles du gouvernement andalou ont affirmé en lui remettant la médaille de l'Andalousie, il n'a jamais été baptisé dans une cape de paseo. Non, il était dans un tissu informe, et d'ailleurs ce jour-là l'espadrille qu'il avait au pied est tombée dans l'eau bénite. Même candeur pour sa vocation de torero. Une vocation de naissance ? Un don du ciel tombé du berceau? Pas du tout. Une histoire de cochons. Lorsque, tout gamin, il les gardait à Gambogaz, la propriété du général Queipo de Llano à proximité de Séville, le vent lui apportait les rumeurs échappées de la Maestranza. N'importe qui aurait brodé des poncifs massifs sur ce balancement poético-porcin, sur l'or là-bas et la fange ici, le sable et le purin. Pas Curro. Il s'est fait torero parce que garder des cochons, c'est pas une vie. Il faut se lever à quatre heures du matin; on se les gèle en hiver ; en été, à cause de la chaleur, il doit abriter ces foutues bestioles de la canicule et les ressortir le soir ; à l'époque des naissances il faut donner à manger à chaque truie, etc.
Il est donc devenu torero parce qu’il était maltraité par le général, qu'il ne gagnait quasiment pas une peseta, qu'il voulait aider ses parents pauvres et que les cochons, non merci. Par contre, si ça avait été des brebis - qu'il a aussi gardées -, ça aurait été différent, «parce que les brebis, des animaux très bien, ne donnent aucun travail. Je me couchais dans l'herbe elles se gardaient toutes seules». Mais les «cochinos», chez le général, où l'on traitait les enfants comme si c'était des adultes, pas question. Alors il s'est insurgé : «Et moi, je vais garder des cochons toute ma vie?» Non, Curro. Tu vas faire le toreo «muy arrebujao», très enveloppé, très fondu enchaîné, et tu vas désormais mener à la baguette et jusqu'au bord de la crise de nerfs le troupeau compliqué des aficionados sévillans avec leur caractère de cochon.
Même absence de poudre aux yeux sur sa formation de torero. Depuis Belmonte toréant tout nu clandestinement sous la lune, beaucoup de toreros se vantent d'être allés voler des passes en cachette à des toros ou à des vaches bravas, d'avoir défié les gardes armés, d'avoir, dans ce braconnage taurin, connu une expérience unique. Toréer sous la lune? Il avoue du bout des lèvres y être allé «seulement deux ou trois fois» et en garde juste un souvenir, mais alors pas du tout littéraire, d'épines de chardons dans les pieds.
Pareil pour les images saintes que les toreros se doivent de prier sombrement avant les corridas. On lui en donnait trop. «Tiens, Curro, prends cette vierge elle fait beaucoup de miracles.» Il en avait tellement qu'elles ne tenaient plus ensemble sur les tables de nuit des hôtels. Alors un beau jour il s'est dit : «Si je crois en Dieu, je dois laisser tomber toutes ces idioties.» Depuis, il s'adresse à Dieu directement. Pour le cinéma, on repassera. Un des mots qui revient le plus souvent dans ses mémoires : «tranquilo, tranquilito».
Curro Romero qui, à 65 ans, s'envoie encore des toros de 500 kilos dans des arènes de première catégorie comme Séville ou Valencia, a envie de passer pour un pépère tranquille qui aime faire pousser ses tomates «sans pesticide ni engrais», jouer au poker et aux dominos. Mais attention. Pour lui, les dominos ont de la grandeur parce que
c'est un jeu «sin faroles», sans bluff, et aussi parce qu'il ne l'a jamais dominé. Le domino ne se laisse pas dominer. Pour Curro, «c'est comme un défi». Le domino comme métaphore de la tauromachie? Curro applique en effet à l'irréductibilité selon lui du jeu de domino ce que son apoderado Manuel Cisneros dit de la tauromachie : «Il faut l'apprendre avant d'aller au service militaire.» Et encore. Pour Curro, qui a commencé à taper le double six bien avant de faire le planton, le domino est toujours un mystère : « No m’entra » - « Je n'y arrive pas. » Il faut se méfier tout de même de cette bonhomie. Curro, discrètement, souvent au détour d'une phrase, avoue son culte pour la tauromachie et pour, selon lui, le «toreo bueno». A savoir, le toreo «arrebujao», «ligao», lié «comme le chant flamenco», lent, comme son père plantait les melons, lentement, harmonieux et pas du tout collé au toro. Pour Curro, on ne peut pas faire le bon toreo si on est trop près du toro. Sa tauromachie de «poignet cassé» et de «ceinture flexible» le fait vibrer «des cheveux aux gros doigts de pied». Curro : «Le sentiment surgit dans tout le corps et c'est un frisson qui te bouleverse... Quand je suis bien, je mets ma muleta en avant et je veux que ça ne se termine jamais.»
Curro dit de sa façon de toréer qu'elle est «gitane». D'ailleurs, les gitans l'appellent «cousin» ou encore «tío», oncle. Ils auraient en commun «cet art spécial du corps», «ce sentiment particulier du temps et de l'espace», et aussi cette sensibilité nourrie par les grands chagrins, vécus toujours «en silence».
Sur sa miraculeuse longévité professionnelle, Curro ne s'étend pas, mais dans ses souvenirs d'enfance, il donne, peut-être sans le vouloir, la clé de cette passion qui a dressé sa vie, ce qu'il faut entendre aussi dans le sens premier de souffrance. Il raconte que lorsqu'il s'entraînait à faire de la gymnastique sur le terrain de foot de Camas avec le légionnaire « El Batalla » et d'autres apprentis toreros, « Nous avions un si grand appétit de vivre que la vie nous étions prêts à nous la jouer devant un toro ».
Saint
Curro Romero devait toréer samedi à Séville avec Manzanares et Morante. Le
changement et le remplacement de quelques toros de Pereda par les vétérinaires
ont provoqué une épidémie de forfaits. Morante s'est souvenu qu'il n'était pas
rétabli d'un coup de corne, Manzanares a eu-mal au dos et la sciatique de Curro
s'est réveillée. Il a préféré passer son tour. Comme aux dominos. Pepe Luis Vazquez, Cepeda, Juan Bautista les ont remplacés
au pied levé. Cepeda a été excellent à 1a cape devant Trompeta et Juan Bautista
a montré son professionnalisme face à Cornetero. C'est tout. Les toros de Rojas
et de Pereda ont été particulièrement médiocres. Ils ne chargeaient pas, ou
alors tête haute. Et ils n’avaient pas les oreilles à la Dumbo.
Jacques Durand
Antonio Burgos, Curro Romero, la Esencia (Planeta, Barcelone).
Photo montage bas © La fiesta Prohibida