Ernest Hemingway, l'homme-toro


Lorsque le 6 juillet 1923, Hemingway débarque pour la première fois à Pampelune, il s'engueule avec la patronne de l'hôtel La Perla qui veut lui fourguer une chambre à 10 dollars. Quand, en 1953, il revient à Pampelune après plusieurs années d'absence, il se fait chouraver son portefeuille au cours de l'encierro. Broutilles. Hemingway, alias Ernest de la Mancha, représentant les abattoirs de Chicago comme il se surnomme lui-même dans une lettre à une amie où il dit sa passion pour la Navarre et pour la Feria de San Fermin. Hemingway donc n'en tient pas compte. L'Espagne lui donne tant qu'il passe outre ces petites mésaventures touristiques. Pour lui, «elle est le plus beau pays du monde. Elle est intacte et incroyablement pure et magnifique.» Elle déteint sur lui comme le cercueil du vieil écrivain Pio Baroja qu'il était allé voir peu de jours avant sa mort en 1956, en lui apportant du whisky et l'affirmation que c'était lui qui aurait dû avoir le prix Nobel. A l'enterrement de l'écrivain, on propose à Ernest de porter le cercueil en simple bois de pin, peint fraîchement en noir et qui laisse des taches sur les mains de ceux qui le touchent. Hemingway refuse. Non par peur de se salir mais parce qu'il ne s'en sent pas digne. En mars 1919, de retour de la guerre où il s'était engagé dans la Croix-Rouge italienne, il écrit à son ancien capitaine James Gamble : « Ici (à New York), on a essayé de faire de moi un héros. Mais vous savez et je sais que tous les vrais héros sont morts.»
Affirmation prématurée. En Espagne, mister Way comme le lui criaient les fêtards de Pampelune va rencontrer ses héros. Des toreros souvent, mais que, pour rester en conformité avec sa lettre et avec son propre pessimisme sur la fin des héros, il s amuse à tuer. Dans « De nos jours », il fait mourir à Pampelune un de ses matadors préférés, Maera, qui dans la réalité mourra de tuberculose. De la même façon, il assassinera littéralement dans "Mort dans l'après-midi" l'idole qu'il suivait avec sa femme Hadley, Cayetano Ordoñez, « Niño de la Palma ». « Si vous voyez Niño de la Palma, il y a bien des chances que vous voyez la couardise sous sa forme la moins séduisante avec sa croupe grasse, son crâne dénudé par l'emploi de cosmétiques, son allure de stérilité précoce. » En toute logique, Hemingway, héros de lui-même, finira par se suicider.

Il avait rencontré physiquement la première fois la péninsule ibérique dans ce qu'elle a de moins ibérique, Gibraltar, en 1919, pour trois jours seulement. Il revenait de la Guerre d'Italie, blessé à la jambe. Mais c'est en décembre 1921 que, en se rendant en France comme correspondant du Toronto Star, il la rencontre plus charnellement lors d'une escale dans le port de Vigo. Miracle, l'Espagne de Vigo a été créée spécialement pour Hemingway. Il écrit à son ami Bill Smith qu'il y a des thons dans la baie, des rivières à truites dans les montagnes, « du vino à deux pesetas le litre », du cognac à quatre. « C’est la vie. »
Et les toros ? C'est à Paris qu'il les découvre grâce à sa compatriote Gertrude Stein, femme de lettres, amie de Picasso, de Braque et chez qui tombent les écrivains américains débarqués en Europe. Gertrude Stein est une admiratrice de Joselito qu'elle a vu toréer à Valencia. Ses conversations taurines avec son compatriote Mike Strater, aussi aficionado à la boxe, éveillent Ernest à la corrida.
Du coup, il s'abonne à la revue taurine de Toulouse Toril et file en 1923 en Espagne pour voir de quoi il retourne. Madrid, Séville pour la corrida de la Fête-Dieu, Ronda, Grenade et, en juillet, Pampelune. C'est le début de cette liaison charnelle avec l'Espagne et la tauromachie que Pierre Dupuy, directeur de la revue nîmoise Toros, retrace scrupuleusement, en citant largement les textes d'Hemingway et de ses biographes (1).
En confrontant les récits de l'écrivain avec l'actualité taurine de l'époque - par exemple les comptes rendus des corridas de Pampelune avec ce que Ernesto en dit dans Fiesta - Pierre Dupuy relève quelques exagérations, erreurs ou contre-vérités, mais les absout au nom de la liberté de l'écrivain. Il donne même plusieurs coups de chapeau à l'aficionado débutant de 1923: «Si l'on considère ce qu'il a écrit après
seulement 10 corridas, c'était sans doute un génie de l'écriture mais c'était aussi un véritable aficionado avec une perception des subtilités de la tauromachie peu commune. Et c'est d'autant plus remarquable qu'il ne parle pas le castillan...
»
En 1953, sous le poids de sa nostalgie, il voudra la faire découvrir à Mary, sa dernière femme, comme pour lui montrer une partie de lui-même : « Je voulais aussi qu'elle vît la Navarre et les deux Castilles, et je voulais qu'elle vît un loup dans la montagne et des cigognes nichant dans un village. J'avais voulu lui montrer une patte d'ours clouée sur la porte d'une église à Barco de Avila mais on ne pouvait guère espérer l'y trouver encore.» Il l'amènera à Madrid voir le Prado et à Pampelune pour San Fermin. II y a cette année-là une conversation au bar Choco avec le matador Julio Aparicio qui l'interroge sur son attirance pour la San Fermin: «Quel est le Pampelonais le plus intéressant pour vous? -San Fermin - Pourquoi?- Parce qu'il est très brun et porte une cape de torero. Et parce qu'il résiste aux sanfermines depuis si longtemps, ce qui montre que c'est un véritable martyr.»


Jacques Durand

(1) Pierre Dupuy, Hemingway et l' Espagne, La renaissance du livre, 432pp.