Le Pape Noir

Manuel Mejías Rapela est mort voilà quarante ans. Il  toréait sous le nom de son village natal : Bienvenida. Un bled d’Estrémadure. Il y était né le 12 février I884  rue de la corne. Comme quoi ; hein. Son père, banderillero de Frascuelo et Mazzantini toréait déjà sous ce nom, Bienvenida et c’est sous ce nom que ses propres fils ont toréé. 6 fils 6, 6 toreros dont Antonio tué par une vache, José décédé d’un infarctus à Lima en 1968 après la pose d’une paire de banderilles et Rafael ,15 ans, assassiné. Déjà Manuel Mejías avait eu un tout petit frère tué par une chèvre à l’âge de deux ans. Il essayait de la toréer. Mais Manuel Mejías Bienvenida, ancien élève du séminaire sera encore plus connu sous le surnom de le pape noir. C’est ainsi qu’il avait été baptisé sans modestie par le critique Don Modesto. Bienvenida était le Pape Noir parce que Don Modesto avait bombardé Emilio Bomba «Bombita» Pape de la tauromachie et Machaquito le Cardinal. 
Pour remercier Don Modesto le Pape Noir  voulut lui offrir un solitaire monté en platine. Refus outré du critique. Par contre qu’il donne un bracelet à sa fille, d’accord. On était au début du XX siècle et les rivaux du pape noir s’appelait  Petite Bombe (Bombita), Petit Lapin (Conejito), Petit Lézard (Lagartijillo Chico), et encore  Rafael le coq (Rafael El Gallo).
Noir, le gamin Bienvenida ne l’était guère. Il était blond, avec des yeux bleus et des grands pieds. Son père était au désespoir. Son fiston qui s’endormait dans ses capes et dont il voulait faire un torero ressemblait selon lui à un anglais. Alors il lui mouillait régulièrement les cheveux pour les foncer et lui mettait de petits souliers. La famille émigre à Séville et à 9 ans Manuel torée. Enfermé dans une cage il affronte des veaux dans un cirque et participe aussi aux tournées de la troupe des « Enfants Toreros de Séville ».
Premier contrat à Lisbonne. Il y va clandestinement    caché sous le siège en bois du train. Il ramènera son premier cachet à sa mère : 12000 réaux. Elle achètera des sacs de pois chiches, de haricots, du sucre, de l’huile, des jambons, du chorizo, de la farine. En 1904 Manuel est un novillero brillant malgré quelques bons coups de corne comme à Nice en 1900. Il triomphe à Madrid, Bilbao, Valencia, Lisbonne. A Barcelone son nom remplit la plaza. La police doit charger les spectateurs restés dehors qui veulent forcer les portes. Un spectateur enthousiaste lui jette une blouse. Il torée avec. A la fin de la corrida la blouse rendue à son propriétaire est vendue aux enchères. Les aficionados se sont jetés en piste pour étouffer sous leurs baisers ce torero miniature. Son style est décoratif et esthétisant. Avec la fameuse pase cambiada que, à Séville, lui a enseigné Le Petit Gros (Gordito) fameux matador à la retraite et presque aveugle. Il est aussi tragique et annonce avec celle d’El Gallo et celle de Gaona une tauromachie « moderniste ». Elle est en accord avec le mouvement poétique « moderniste et décadent » de l’époque illustré par Ruben Dario  et Manuel Machado.
Bienvenida prend l’alternative le I4 octobre  1905 à Saragosse des mains de El Algabeno qui lui dit : «Manolito,  bonne chance et continue d’être un bon fils ». Bienvenida commencera sa faena au toro Huidor de Benjumea  muleta pliée dans la main pour la fameuse passe changée. La pase cambiada deviendra comme le sceau ou la bulle du pape noir qui pour son alternative a touché 3000 pesetas. Selon les vœux de son père il en laissera 1000 à la vierge du Pilar, 1000 à ses péons et flambera le reste au casino. Avec Emilio la petite Bombe, Bienvenida est un de ceux dont la presse parle avec l’emphase d’époque pour « occuper le trône laissé vacant » par Guerrita. En 1908 juste après la mort de son père et dans un habit de deuil en soie noire et broderies de jais il a triomphé à Madrid dans une corrida où l’on a joué la marseillaise en l’honneur des « Reines Françaises de la mi carême ». Puis il est parti toréer 6 corridas à Mexico pour un énorme cachet. 60000 pesetas.
En 1910  année où Don Modesto l’a baptisé le Pape Noir il veut asseoir son pontificat sur la profession. Pour marquer le coup le 10 juillet il s’engage à toréer à Madrid en solo 6 toros de Trespalacios. Il est allé les voir au campo. Le numero 13, Viajero, un toro gris lui a plu. L’organisateur non. Il trouve que Viajero a une « cara de guasa » « une figure d’emmerdements ».
Le matin de la course le pape est allé à la messe. Puis le critique taurin qui signe El Caballero Audaz est passé le voir à l’hôtel Ultramar. Bienvenida lui a confessé que toréer ainsi à Madrid c’était comme un banco et qu’il sortira de la corrida en triomphe ou sur la civière. Il l’a dit à son valet d’épée « El Poeta » : «  prépare l’arnica ». Puis il a enfilé son habit de lumières grana y oro une couleur dont les valets d’épées disent qu’elle a de la « guasa ». Il a annoncé au Caballero Audaz : « cette après midi je vais donner une passe qui, si je la réussis, va révolutionner la tauromachie ». Viajero est le troisième toro de l’après midi. Il a pris sept piques et le pape lui a fait sept quites différents. Bienvenida très « urbi et orbi » le brinde à Madrid et au monde taurin. . Viajero s’élance sous le gradin du 2. Sous le gradin du 5 Bienvenida immobile et coudes collés au corps  veut lui donner une sorte de passe statuaire nommée passe de la mort ou passe du céleste empire. Viajero sur sa lancée lui enfonce toute sa corne dans la cuisse gauche qu’il transpercé de bout en bout et jusqu'à l’aine. Certains diront que Viajero avait confondu la couleur du costume avec la couleur de la muleta. On emporte Bienvenida à l’infirmerie. Le trou est si grand que le chirurgien qui l’opère à vif touche avec sa sonde la table d’opération. La corne a sectionné la saphène et le nerf sciatique. La nuit on emporte à pied sur une civière Bienvenida jusqu’à son hôtel. L’actrice Sara Lopez suit le cortège en pleurant et en criant « laissez-moi le voir ».La guérison est longue. On parle de couper la jambe de Bienvenida. Il a un revolver Smith sous son oreiller pour tirer sur le chirurgien qui tenterait l’opération et se suicider en suite. On lui sauve la jambe.
Plus tard de Séville il fera à pied le pèlerinage à son village natal pour offrir à la Vierge de Tous Les Miracles une jambe en argent qui sera ultérieurement fondue et intégré à la porte du tabernacle. Il reprend même la tauromachie en avril 1911. Mais  sa force a fui par le trou de sa jambe. Il part rouler sa bosse dans toute l’Amérique du Sud. Il y reste sept ans. Il fait plusieurs métiers : ouvrier, entrepreneur, explorateur, joueur de casino, aviateur, chercheur de pétrole. Il organise les corridas qu’il torée. A Bogota il en a monté une au bénéfice des cireurs de chaussures et pour qu’ils puissent s’en acheter. Ailleurs il propose aux spectateurs de les rembourser s’ils ne sont pas contents de lui. Il traine la patte. La sciatique. Lors d’un paseo à Mexico il demande a Juan Silveti de marcher lentement. Il ne peut pas suivre. Il  torée au Guatemala au Venezuela  dans des coins perdu de la forêt amazonienne où il s’est rendu en pirogue. En 1924 il revient en Espagne et s’occupe désormais de la carrière de tous ses fils toreros à qui il inculque un principe : « il faut être torero jusque dans les chiottes ».
Il est mort le 4 octobre 1964. Il avait demandé qu’on verse sur son cercueil 10 kilos de sable des arènes de Séville et Madrid et dix kilos de celles de Badajoz. Son souhait ne pourra être exaucé. Peut-être parce que ce n’était pas très catholique.   





Jacques Durand