Le Toro t'emmène où ça lui plaît



Le 23 juin 2006, Luis Francisco Esplá a fêté à Almadén ses 30 ans comme matador. A sa toujours singulière façon. L'entrée des arènes était libre, Esplá a offert le combat de trois toros, il a toréé en habit civil parce que les toros étaient épointés, son fils Alejandro a fait ses débuts de novillero et une formation de jazz a accompagné la course, parce qu'Esplá pense que le jazz, Chick Corea par exemple, est la musique la plus adaptée aux toros. Le torero d'Alicante revient sur 30 ans de tauromachie et évoque ce toro d'Ana Romero qui, voilà quelques années à Algésiras, lui fit beaucoup de misères.
Que dirait l'Esplá de maintenant au jeune Esplá prenant aujourd'hui l’alternative? 
La même chose que je dirais sûrement à mon fils s'il devait la prendre. Que, dans les toros, chacun commence l'aventure avec la ferme intention d'être seigneur et maître, pas seulement de sa destinée mais aussi de sa profession. Et, finalement, comme une tenace et insistante marée, le toro finit par t'entraîner où ça lui plaît. Cela dans le meilleur des cas. Car j'ai été le témoin, et une infinité de fois, de comment cette obscure marée haute réussissait à briser contre le brise-lames du port celui qui prétendait accoster. C'est ainsi que s'achèvent souvent les ambitions et les espoirs de centaines de gamins. Ainsi, dès que tu pressens ou ressens ces étranges inerties capables de mettre en évidence le manque d'autorité de ta technique, abandonne quand il est encore temps ce foutu métier avant que le toro d'abord, ensuite un public impitoyable, ou vice versa, ne t'enlèvent ta dignité!
Qu'apprend-on en trente ans? Qu'est ce qu'on gagne, qu’est ce qu'on perd? 
Ce qu'on apprend? A vivre! A vivre surtout. Les gains? Les pertes? Don Ramón Gómez de la Serna, écrivain spirituel, ironique et espagnol jusqu'à la moelle, disait que «l'homme est fondamentalement un désenchanté aux godasses usées». L'âme du torero a quelque chose comme ça. Quelque chose d'une zapatilla usée jusqu'à la corde. Je te parle, cher Jacques, de mon expérience. Et l'expérience est la semelle de cette chaussure de torero. Autant de corridas, autant d'expériences, d'accord, mais de moins en moins de semelle... Et tout devient plus sensible, et marcher devient presque douloureux tant la semelle est mince et les expériences sont comme de trous par où la plante des pieds perçoit les aspérités du chemin. Et chaque douleur ressuscite la mémoire douloureuse de toutes celles reçues. Et l'addition de chaque après-midi d'échec est comme l'addition des milliers et des milliers de spectateurs qui m'ont hué toute une vie. Il y a des jours où j'ai le sentiment de venir de la nuit des temps pendant que je fais le paseo, et je ne sais pas, je ne sais plus si je foule le sable depuis quelques minutes ou depuis trente ans. Les faenas aussi s'accumulent et se confondent au point que, au beau milieu d'une nouvelle faena, il me semble voir autour de moi les spectres, les fantômes de cent, que dis-je, de mille toros. Chacun avec un petit lambeau de mon âme. Chacun avec son morceau plus ou moins grand. C'est vrai aussi que tous ne m'ont pas arraché la même portion de semelle, et que je ne me suis pas non plus laissé faire par tous.
Meilleur ou pire, le monde des toros? 
Il est difficile de juger ce qui appartient au lieu commun de notre étape la plus ardente, mais quelque chose est indiscutable: les gens que j'ai connus, le monde taurin qui m'a captivé, avaient toutes les clefs romantiques souhaitables pour un gamin de 15 ans. En piste et dans la vie, les toreros se mouvaient avec autorité. Ils vivaient entourés de glamour, parce que leurs liaisons féminines regorgeaient de glamour, leurs voitures américaines dégoulinaient de glamour, leurs hôtels, leurs amis, la grande cour d'intellectuels et d'artistes qui les entourait, regorgeaient de glamour. Glamour, glamour à profusion. Avec surtout une philosophie de la vie divertissante, bizarrement équilibrée entre le picaresque et le sens de l'honneur, le tout assaisonné avec la plus subtile drôlerie. Comment ne vais-je pas regretter un tel monde?
Le toro a-t-il changé en trente ans? 
Fondamentalement, il a perdu de l'animalité. Par animalité, j'entends de la vitalité à tous les niveaux. Il n'est pas inexact de dire que le toro actuel est très loin de jouir d'une morphologie fonctionnelle. Ce qui est fonctionnel, tant chez les animaux que chez l'homme, répond à des critères de profit. Par conséquent, en fonction de ce qu'on lui demande, le toro a besoin de telles ou telles proportions. En résumé: le toro actuel est le produit demandé par une société qui fonde tout sur l'image, l'apparence. Alors que le toro avec qui j'ai vécu était l'héritage d'une société désireuse de l'essence des choses, où l'apparence était toujours jugée par son rendement.
L'art de toréer et son spectacle évoluent-ils? 
Quelque chose qui bat et s'alimente de la société comme le toreo épouse toujours les fluctuations de cette dernière. Par conséquent, l'évolution est aussi nécessaire que discutable dans beaucoup de cas. Quant au toro, pour toutes les absurdes raisons que j'ai évoquées, il interfère dans la technique du toreo: un animal plus volumineux, avec des cornes plus larges et plus grandes, impose un repositionnement de tout le toreo. C'est un problème purement physique. Nous deux, le toro et le torero, n'entrons plus dans le même espace. De là cette tendance du toreo moderne à rejeter le toro hors de la passe, en utilisant le bout de la muleta, dans une logique tentative pour compenser la limitation des bras afin d'embarquer l'animal plus loin du corps et éviter l'obstacle physique des cornes. Souvent, c'est comme si on toréait un chasse-neige!
Jusqu'où la corrida peut-elle évoluer? 
Si j'étais Nostradamus, je te ferais un pronostic, mais je suis seulement un torero qui éprouve le vertige des derniers changements. Cette insistance autour de l'apparence du toro m'inquiète, et m'inquiète surtout la perte de références quant à sa bravoure. N'importe quel animal qui bouge, renverse les chevaux avec une fureur insensée et traite les toreros comme de vieilles putes au rancart, est considéré comme l'exemple même de la caste! Mais pour la corrida, qui a besoin d'une authenticité sans faille, ces ersatz sont néfastes et, de plus, ils prolifèrent. Tout comme la décadente banalisation des fondements de ce spectacle, qui sont précisément ceux qui donnent au sacrifice public d'un animal son sens et sa justification.
Sa dénaturation pourrait-elle entraîner la disparition de la corrida? 
Vois-tu, Jacques, si nous n'interprétons pas les symptômes, c'est que nous manquons de jugement pratique. Ce qui se passe en Catalogne est une évidence, et d'autres suivront. Mais le pire ennemi, nous le portons en nous, comme un cheval de Troie à l'envers. C'est nous qui achèverons la tauromachie. Et les groupes antitaurins pourront faire l'économie de la stratégie du cheval.
Et ce toro d'Ana Romero? 
Il y a des femmes qui tuent en te regardant, et il y a des regards de toros qui ne parviennent pas à te tuer. Par contre, ils te démoralisent et te laissent le moral aussi abattu que le mur de Berlin. Tout le combat, j'ai soutenu ce regard qui m’annonçait: «Je vais te couper en deux, te transpercer dès que ma corne va te toucher. » Le pire, c'est qu'il ne m'a pas touché! Car s'il l'avait fait, le présage se serait évanoui. Face à l'évidence d'un coup de corne, plus de place pour les supputations, une fois blessé. Mais quand il ne t'attrape pas, ay amigo, c'est plus compliqué! C'est comme si une étrange mite faisait son nid dans un repli de ton âme, et qu'à son inquiétant battement d'aile suivait l'éclosion de ses chenilles. Des chenilles habiles à dévorer les tissus d'un mental déjà affaibli et miné par la fatigue de la saison. Et on offre aussi à profusion de quoi nourrir leur vorace travail... Méthodiquement, comme une épidémie, elles récoltent ce qui te reste de courage et elles rongent jour et nuit... Pas de solution pour éviter la dévastation de ton moral. Il faut seulement attendre la fin du cycle et, après l'éclosion des chrysalides, les voir partir à la recherche d'autres toreros pour y déposer leurs féconds petits oeufs. Incroyable! Tout ce cirque pour un jeu de regards.

Jacques Durand Traduction Alain Montcouquiol