En
1924 le jeune Albert Dubout écrit à Louis Feuillade le réalisateur de "Fantômas", "Les Vampires", "Judex" entre autres films.
Dubout a 18 ans, il vient de s’installer à Paris après dix-huit mois d’études
aux Beaux-Arts de Montpellier. Feuillade originaire du midi, de Lunel plus précisément
est, célébrissime. Il a 51 ans, il vit à Nice, il va mourir d’une péritonite
l’année suivante. Il est surtout très “ aficionado ” et même plus que
cela. Il a, au début du siècle et jusqu’en 1907 publié régulièrement des
chroniques taurines dans l’hebdomadaire nîmois “ Le Torero ”. C’est à ce titre,
d’écrivain taurin, qu’Albert Dubout l’a contacté en lui demandant un texte pour
une revue tauromachique “ la Sangre ”, “ le Sang ” qu’il envisage de
créer avec des amis. Feuillade lui répond le 24 avril par la négative. Certes
il aime toujours la corrida et veut la défendre mais il a maintenant “ décroché ”
de l’actualité tauromachique. Il en est resté aux grands toreros de son époque,
Guerrita, Reverte et ne connaît plus les “ maestros ” du jour. De plus le
titre de la revue ne lui paraît pas opportun après ces années de guerre “ et
tant de sang répandu ”. “ N’allez pas encore donner des armes à nos
ennemis qui ne sont que trop disposés à voir dans tout aficionado un buveur de sang…Evoquez
au contraire le soleil, la couleur, le courage, la poésie de la corrida, ses
jeux, ses élégances, ses grâces. ” En 1924 au moment où il part tenter
sa chance à Paris où il va bientôt illustrer Carmen pour les éditions Kra
dirigées par l’écrivain surréaliste Philippe Soupault, Dubout est un partisan
plus que fervent de la course de taureaux qu’il dessine et sur quoi , aussi, il
écrit En 1952 dans une interview donnée lui qui en donne si peu au journal
“ le Soir ” de Bruxelles il expliquait qu’a l’âge de 5 ans il
dessinait déjà des taureaux et que tout jeune et habitant à Nîmes il avait fait
une fugue pour, muni d’un sac de pommes de terre en guise de cape, tenter de
donner des passes à de mauvais taureaux de Camargue ou à de récalcitrantes
vachettes dans les arènes des Saintes Maries de la mer. Exact. Albert Dubout
lycéen à Nîmes au tout début des années 20 a une vocation de torero. Comme
beaucoup de jeunes Nîmois et à l’époque en compagnie de son compagnon de classe
le futur peintre et graveur Lucien Coutaud, Dubout est fasciné par le monde de
la corrida dont il a subi dans son enfance et selon ses propres termes “
l’éblouissement ”.
Il s’entraîne à donner des passes à blanc sur
l’esplanade nîmoise, se fait photographier à la barrière des arènes, se frotte
aux vachettes des fêtes votives y compris à Montpellier dans les arènes en bois
et maintenant disparues de l’usine à gaz rue de la méditerranée. Il joue même
les “ maletillas ”, ces vagabonds apprentis-toreros de l’Espagne de la
faim et du baluchon qui tournent entre les élevages et les villages en fête,
entre les coups de fusils des gardes et le refus méprisant des éleveurs pour
tenter, souvent la nuit et clandestinement, de soutirer des passes hasardeuses
aux toros de combat surveillées comme les joyaux de la couronne. Evidemment les
Saintes Maries de la mer, malgré la férocité des moustiques et le képi de son
garde-champêtre n’ont pas la sauvagerie de la “ marisma ” du delta du
Guadalquivir et la bourlingue du jeune Albert est purement régionale. 40
kilomètres à tout casser Mais il y a mis les formes. Il a 17 ans et on est très
sérieux quand on a 17 ans, qu’on rêve de tauromachie, que la tauromachie
alimente complaisamment les désirs adolescents d’aventure et de transgression et
que l’on pense à l’idole de l’époque, le stupéfiant Juan Belmonte dont le
pathétique statisme vient de bouleverser l’art de toréer. On peut imaginer que
le jeune Albert échauffé par la légende de Belmonte partant toréer la nuit et
nu les redoutables toros qui paissent à Tablada au sud de Séville a voulu en
transposer la geste.
Donc Albert monte dans le tortillard de Camargue sans
prendre de billet, se retrouve dans le rond de charrettes qui sert de plaza aux
Saintes-Maries en fête, tente de faire passer une vachette aux cornes emboulées
avec son sac de patate, prend ce qu’on appelle sous ces taurines latitudes une “
rouste ”, une bonne petite trempe qui lui laisse un bleu et un constat lucide.
Torero, c’est très compliqué et même un taurillon ça fait mal Les gendarmes le ramèneront
à sa maison à Nîmes. Avec une vocation “ rentrée ”. Rentrée par la corne
d’une vachette mais son goût pour les taureaux et ce qui va avec ne se démentira
jamais tout au long de sa vie. Pour preuve les photographies qui jalonnent son
existence et où, de 1920 dans les arènes de Nîmes à cette photo prise en 72 par
son beau-fils Michel Descossy, Dubout s’amuse, parfois habillé même en torero,
à toréer. On le voit même dans un court métrage des années 60 s’essayer à toréer
une vachette “ pour de rire ”. On dit “ pour de rire ” sauf que
derrière ces parodies communes à tous les mordus de la chose se dissimule un
désir jamais éteint, une nostalgie militante, mi amusée mi grave qui vous fait,
dans votre salle de bains et armé d’une serviette éponge affronter d’énormes et
dangereux toros invisibles toros sous un océan d’ovations silencieuses tombant
de la chasse d’eau pour rebondir sur la baignoire, le lavabo, les étagères. Comme aficionado Dubout a vu principalement à
Nîmes quelques-uns des “ monstres ” comme l’écrivent les historiens
taurins, qui marquent l’histoire de la tauromachie de ce siècle. Il a vu le 31
juillet 21 le “ phénoménal ” Belmonte, le “ révolutionnaire ” de la
corrida, toréer, sans trop de succès dans des arènes remplies jusqu’aux nuages.
Il a vu le “ grand ” Martial Lalanda et le très
raffiné Chicuelo avec son corps de poupée et son exquise tauromachie “
sévillane ”. Il a vu également le rude et trapu Luis Freg. Un torero
mexicain d’origine indienne “ lourd sur ses pieds, les muscles de ses jambes
noueux comme un vieux chêne, et portant les cicatrices des punitions reçues des
taureaux pour sa lenteur, sa gaucherie, et son invariable courage dans les
coups d’épée ” comme l’écrit Ernest Hemingway dans “ Mort dans
l’après-midi. ”. Luis Freg qui avait reçu 72 coups de cornes et cinq fois
l’extrême onction semblait chercher obstinément la mort devant les taureaux
qu’il abordait avec une maladresse suicidaire et un cauchemardesque courage.
Mais la fatalité taurine, comme Dubout, a le sens de la dérision. L’indomptable
Luis Freg mourra bêtement au cours d’un pique-nique en se noyant dans la rivière
Palizar près de Veracruz au Mexique.
Même mort dérisoire, tragi-comique pour le torero Juan Anllo “ Nacional II ”. A Soria où il assiste à une corrida et comme dans les
dessins taurins de Dubout avec leurs foules au bord de l’émeute il s’engueule
avec un groupe de spectateurs qui conspuent un torero, reçoit un coup de
bouteille et meurt d’une fracture du crâne. Dubout l’avait certainement vu
toréer le 14 mai 1922 à Nîmes. Ce jour-là les trois toreros, Nacional II,
Saleri II et “ Pouly ” défilent en portant un brassard de deuil. Double
deuil. La veille le torero “ Varelito ” grièvement blessé un mois auparavant
à Séville vient de mourir et, le 7 mai à Madrid, le torero violoniste de
Valencia “ Granero ” a reçu du toro Pocapena appartenant au duc de Veragua
un coup de corne dans l’œil. C’est peut-être pour ces deux toreros, ou pour
Josélito tué en 1920 par le toro Bailador que le jeune Dubout écrit dans un de
ses carnets de croquis : “ Il fut le héros parce qu’il cherchait la mort…et
un jour de grande lumière, il fut distrait et la corne entra…C’était plus fort…Il
l’aimait. ”
Dans les années 60 il verra Luis Miguel Dominguín et Antonio
Ordoñez mais regrettait les toros plus sérieux du temps de Lalanda. Il ne verra
pas pas El Cordobés. Sa fantaisie aurait heurté son purisme. Albert Dubout qui
aimait les chats, la solitude, la pêche sous-marine, le bricolage et la
grenadine dans son pastis a pris le goût des foules dans le spectacle des
arènes et avant tout, comme il le confiait en 46 aux Nouvelles Littéraires “
dans ces arènes de Provence improvisées avec des charrettes. ” Mais la
tauromachie qu’il définit comme “ une fête bizarre ” l’exalte parce qu’elle
est à ses yeux “ une passion noble et élevée…une école du courage, du progrès,
de la noblesse. ” C’est ce qu’il écrit en janvier 1924 dans “ l’Echo des
Etudiants ”, revue estudiantine de Montpellier où il prend la défense de
la corrida et des jeux taurins camarguo-provençaux menacés alors d’interdiction
par les autorités après une campagne prohibitionniste menée par la S.P.A. Mais
dans la “ bizarrerie ” de la corrida autre chose joue qui a dû l’intéresser
au plus haut point : le mélange des genres, le chevauchement de la farce
et de la tragédie, les grands silences religieux des publics succédant à la seconde
aux plus échevelés chahuts, le pittoresque et l’austérité mêlés et le sublime
pouvant surgir du désopilant. Les
aficionados savent bien que la beauté de l’acte taurin né du bricolage et de
l’aléa. Qui méconnaît la complexité de la corrida et ses humeurs
contradictoires pourrait facilement prendre les dessins taurins de Dubout avec
ses taureaux à besicles et rafistolés et ses toreros gras s’évanouissant devant
un chat noir pour une charge hostile, une attaque en règle. Comment ce Dubout
soi-disant aficionado peut-il tourner la corrida en un tel ridicule ?
Fausse question. Le matador El Viti, le
torero le plus froid le plus sévère, le plus exigeant des années 60 brise
soudain dans un rire qui le fait taper du pied son masque de Buster Keaton des
pistes en regardant les dessins de Dubout que le responsable des arènes de
Palavas Marc Bourdallé vient de lui offrir. Lorsqu’il fait rire avec ses
toreros ridicules boudinés dans des costumes trop étroits et sanglés dans des
attitudes de matamores, Dubout est dans le droit fil de l’esprit ”
bizarre ” de la corrida, dans son histoire. La tauromachie est la première
à se moquer, sauvagement, sans complexe, d’elle-même.
Dans toutes les grandes
ferias un spectacle comico-taurin clôt le cycle des corridas. Le même public
qui remplissait la plaza en y apportant son mouchoir blanc et sa fervente
passion pour les taureaux, les toreros et le jeu parfois dramatique qu’ils peuvent
y interpréter va s’asseoir sur ces mêmes gradins pour rigoler parfois
franchement de ce qui tout à l’heure l’a ému aux larmes. Nains travestis en
toreros, pompiers-toreros, cosmonautes-toreros, charlots-toreros, superman-nain-toreros,
curés-toreros, chinois-toreros, faux toreros travestis en femme, picadors munis
d’un balai et chevauchant un cheval en carton, singes-toreros,
footballeurs-toreros, les spectacles comico-taurins donnent dans une
pantalonnade qui, par ailleurs, nourrit la corrida “ sérieuse ”. Le
matador le plus emphatique du siècle, Manolete, des interprètes de la
tauromachie la plus fine, Granero, Manzanares, Curro Vazquez, des spécialistes
des toros les plus durs comme Damaso Gonzalez et bien d’autres comme
Espartaco
qui soufflent aux aficionados les respects les plus religieux ont fait leurs
premières armes et forgé leur art et leur technique dans ces spectacles qui ont
leurs stars et leurs martyrs. Le nain Carlos Miguel Feito “ Carlito ”
de la troupe du Bombero Torero, du Pompier Torero est, comme torero, et comme
comique admiré par de grands “ maestros ” comme José Miguel Arroyo “
Josélito ”. Renversé par un petit veau, le torero comique Manuel Moreno
Aragon meurt à Cadix en août 1952, tout comme le clown torero Miguel Lluch
Andrés qui décède à Valencia en octobre 44 ou encore comme le mexicain Adolfo
Garcia “ Montero ” tué à Juan Aldama dans l’état mexicain de Zacatecas en
novembre 45 à la suite de tous les coups que les veaux tout au long de sa
carrière, lui ont infligé pour faire rire son public. Pour faire rire Alfonso
Pablo Ortiz alias “ el Moro Torero ”, “ le Maure Torero ” mais qui à
torée “ sérieusement ” sous le pseudonyme de “
el Artesena ” “ l’Artisan ” a reçu 29 coups de corne “ comiques ”
et a subi 44 opérations. Il est aujourd’hui complètement fauché tout comme “
Platanito ”, “ Petite Banane ” qui faisait hurler de rire les publics
des années 60 en parodiant El Cordobés et qui, aujourd’hui, est marchand
ambulant de billets de loterie à Madrid. Un homme attrapé par un toro tombe dans
la farce ou dans le drame.
On peut légitimement se demander si le burlesque,
avec les “ mojigangas ” n’est pas à l’origine de la corrida. En 1646 à
Montilla prés de Cordoue un père jésuite décrit le spectacles, donné en l’honneur
du marquis de Priego de Cordoba. Il voit “ six fous choisis parmi les plus
bizarres et les plus célestes produits par Montilla, très fertile patrie de
tels monstres. ” Les 6 malheureux sont jetés à plat ventre sur le cou de
chevaux. Des taureaux sont lâchés au milieu. Rires. La “ mojiganga ” qui
date du XIème siècle est une mascarade taurine qui connaît son apothéose au XIXème
et dans les plus grandes plazas : Madrid, Valencia, Barcelone, Saragosse.
Ce sont des ersatz de corridas à bas prix. Elles attirent le public pauvre qui
ne peut s’offrir une place de corrida. Elles se déroulent selon les scénarios
les plus farfelus. C’est, habillé en sultan au milieu de ses péons travestis en
odalisque que le fameux Frascuelo a pu, à Madrid, tuer son premier taureau. Une
“ mojiganga ” fameuse montrait Don Quichotte renversant des moulins à vent
d’où sortaient des taureaux. Le répertoire de la tauromachie “ sérieuse ”
doit quelques-unes de ses passes les plus répandus à la corrida comique. La si
élégante “ chicuelinas ”, la passe dite du “ mépris ”, la hiératique “
manoletina ” créé par le torero-bufo LLapisera avant de faire surgir les “
olés ” les plus profonds et les plus bouleversés ont, d’abord, fait
grassement s’esclaffer. Certains toreros ne crachent pas, pour se faire remarquer sur le loufoque. Luis Rios Losada torero modeste qui toréait sous le
pseudonyme de “ El Pinturero ”, “ Le Prétentieux ” sautait en
habits de lumières en parachute dans les arènes . Le jour de Noël 1966 à
Cartagena de Las Indias où il est programmé il se jette ainsi d’un avion au-dessus
de la plaza. Il y a du vent, le vent l’entraîne au large, il meurt noyé dans la
mer des Caraïbes.
Pour l’effrayer, ce qui faisait ricaner le public des mauvais
aficionados, on lançait des couleuvres mortes au torero gitan Rafael el Gallo. Ça
ne l’affligeait pas plus que ça. Lui, il craignait que les taureaux lui parlent
et lui disent : “ Aujourd’hui, Rafael, tu ne seras pas à la fête. ”
Pour terroriser ses péons Paco Camino, vêtu en torero, faisait le mort allongé
raide sur le lit des hôtels. Puis il partait affronter des taureaux de 500
kilos plié de rire par la bonne blague. Si l’on consulte le catalogue des
passes de la corrida on prend vite conscience que la bouffonnerie qui baigne
les dessins de Dubout ne trahit pas l’ambiguïté de la corrida : passe du
saut de grenouille, passe du prie-Dieu, passe de la chauve-souris, de l’au-delà,
du fusil, du balai, du papillon, du céleste empire, du petit moulin, de l’amertume,
du pendule, de l’omelette, du garde-barrière, de la girouette, du coup d’éventail,
de la mort, du pont tragique. Si l’on se penche sur les pseudonymes sous quoi
beaucoup de toreros ont sué d’angoisse et pris de graves coups de corne et même
pire, même constat. Celui de la loufoquerie. On a torée, par exemple, sous le
nom d’artiste de “ Côtelettes ”, de “ Le Receveur ”,
“ Le Chauffeur de Taxi ”, “ le Petit Lapin ”, “ Le Petit Coq ”, “ Petite Banane ” “ l’Astronaute ”,
“ Boulanger de Cordoue ”, “ L’Enfant du Laboratoire ”,
“ le Tigre ”, “ l’Escargot ”, “ le Cafard ”,
“ le Soleil ”, “ le Gamin de la Gare ”, “ Dynamite ”, “ Le Tonnerre ”, “ l’Éclair ”, “
L’Impossible ”, “ l’Inconnu ”, “ le Catholique ”,
“ l’Enfant des bonnes sœurs ”, “ l’Enfant de Chœur ”,
“ le Petit Gros ” ou encore “ Grosse Tête ”. Reste tout de
même qu’on peut se faire appeler en gros et gras “ Petit Pois Chiche ” et
se faire égorger par un toro. On peut toréer sous le nom de “ Le Petit Boucher
de Mexico ” comme José Gonzalez Lopez et se faire tuer en 1947 à
Villaviciosa, au Portugal, par le taureau Sombrero. C’est ainsi avec ce double
regard qu’il faut regarder l’œuvre taurine comique de Dubout, celle des
dessins, et son œuvre taurine “ sérieuse ”, celle présentée dans ce livre.
Jacques Durand
Texte du livre " Dubout Tauromachie oeuvre peint"
Éditions Noème 2001