Le tombeau des cocardiers


Les amateurs de course camarguaise qui ont de la mémoire, du cœur et un chapeau par-dessus le lève, leur galurin, lorsqu’entre Aimargues et Vauvert, ils tournent autour du rond-point du Cailar. Ils y saluent le tombeau du Sanglier. Une épigraphe interpelle leur dévotion : « Aficionados ! Ici est enterré Le Sanglier de la manade F.Granon-Combet. 1916-1935. » Pas plus, mais pas moins. Le suffisant. En fait, Sanglier le « taureau-roi » fils du grand Belcita qui finira en corned beef n’est pas exactement là-dessous. La stèle a été déplacée. Que le sanglier mort soit à un carrefour tombe bien, comme un coup de crochet précis sur une cocarde. En effet, au carrefour de la course libre comme jeu et du taureau comme mythologie locale, il le fut de son vivant et si sa tombe est faite de pierres de Fontvieille qui servaient de sièges aux foudres de la cave du mas Sainte Anne il ne faut pas s’étonner : le Sanglier, la foudre il la distribuait en piste. Il est prompt comme elle et il est, selon les historiens de la chose, le premier à effectuer des « coups de barrière ». Il poursuit les raseteurs, Julien Rey, Benoît, Margaillan jusqu' aux planches et passe son mourre et ses cornes derrière pour les attraper ou les taper d’un redoutable coup de boule.Terrible Sanglier qui va tuer en juillet 1926 le portier des arènes d’Aramon. Ce sera sa deuxième victime puisqu’on le rend aussi responsable de la mort à Lansargues en 1919 du peintre en bâtiment Coulet mort d’un « coup de sang », une jaunisse carabinée, quelques temps après avoir été sévèrement « rousté » par ce taureau jeune qui n’avait pas encore de nom.  On s’écrase pour aller le voir. L’argent qu’on met sur ses cornes, 2000, 2500 francs, 3000 francs Poincaré, pas loin de mille euros, font lever les bras au ciel et émoustille les poètes : « Son front offre aux crochets un dangereux trésor/ Et se targue d’avoir des cornes d’or. » Elles font, ses cornes, la fortune du beaucairois Julien Rey dit « le fondu » qui voulait d’abord devenir jockey. Rey simple ouvrier agricole qui partait raseter en vélo gagne des cent et des milles. Le progrès de ses moyens de locomotion cadastre son ascension : un vélo, une moto, une voiture Trèfle d’occasion, une C4 neuve, une Bugatti de sport offerte par une admiratrice. En 1927 il touchera 8000 francs d’engagement pour raseter Sanglier à Lunel. Soit 16 fois le mois de salaire qu’il gagnait comme charretier.
Exceptionnellement son nom s’écrit en gros sur les affiches. C’est « Rey et Cie. » Mais Rey flambera tout et finira sa vie comme employé municipal.  C’est d’abord pour Sanglier qu’on joue l’air du toréador de Carmen en piste et c’est lui qui, un jour, fera caner le train Nîmes-le Grau du roi. De retour d’une de ses courses ses admirateurs étaient trop nombreux. Le train tiré pourtant par une locomotive du P.L.M. n’arrivera pas à passer la côte de Générac qui est très loin d’avoir la pente du Tourmalet. Hemingway himself l’évoque « le Sanglé » comme il dit à son ami Hotchner mais il se prend les pieds dans la cocarde. « A Lunel, écrit Hotchner nous nous arrêtâmes pour admirer un monument élevé au centre de la ville, un taureau noir, grandeur nature, soutenu par un piédestal de pierre blanche. C’est la ville natale de Sanglé, m’expliqua Ernest. L’un des plus grands taureaux qui n’aient jamais existé. On fixait une rose entre ses cornes et quiconque réussissait à l’enlever gagnait une prime de trois mille francs. » Ernesto avait dû appuyer sur le gin tonic ou le muscat local. A l’époque il n’y avait pas de statue de taureau à Lunel où le Sanglier n’est pas né. De plus il prend Lunel pour Nîmes où existait et existe une grande statue d’un taureau anonyme tout comme, aujourd’hui, à l’entrée de Saint-Laurent d’Aigouze. Quant à la rose il s’agit de la petite cocarde rouge sur le frontal.
Un commentaire épique entoure les prestations du Sanglier. Il est « l’orgueil de la Camargue », un « héros », un
« guerrier » qui tient tête « aux manœuvres des grenadiers du raset » qui « montent à l’assaut » de ses cocardes. Il lutte et porte en lui « l’honneur » d’un pays. Certains ont vu dans   la phraséologie militaire dont use les chroniqueurs taurins, témoins de ses « batailles, » la revanche de cette accusation faite en 1917 aux bataillons venus du « Midi » d’avoir déserté dans les tranchées de la grande guerre. S’il faut se méfier de l’utilisation abusive du mot mythe dans le discours taurin, le prestige de ce biou, son « œuvre » le légitiment aussi bien que sa vie. Un certain merveilleux accompagne les deux versions de sa naissance. Dans l’une, sa mère la vache Caillette le met bas à coté d’une laie qui vient de donner le jour à une portée de marcassins et que le facteur Claudius, un romain quasiment, découvre. Dans l’autre, aussi légendée que celle de Remus et Romulus, Caillette est morte dans l’accouchement et la laie le nourrit à sa mamelle. Curieusement le même flou entoure la naissance de Julien Rey dont on raconte qu’il est né soit à Tarascon soit à Saint-Gilles, soit à Lunel ou peut-être à Tunis et même au Caire.  Le Sanglier vit dans les pâturages du Cailar. Mais un jour il en a marre de ses congénères qui lui cherchent noise. Alors, seul comme les héros le sont, il part des prés, suit le Vistre, traverse, de nuit, le Cailar, et va se coucher devant la maison de son maître Fernand Granon. Des ouvriers agricoles se rendant à leur boulot l’y verront le petit matin et alerteront son manadier : « Ow, Fernand, y a le biou là devant la porte, il veut rentrer. » Il vivra désormais dans la cour de Granon où ses admirateurs venaient régulièrement lui rendre visite. De son côté Granon allait chaque soir lui dire son bonsoir. Sauf la nuit du dimanche 22 octobre 1933. Il le retrouvera le lendemain mort, les deux cornes plantées dans un tas de fumier comme pour un ultime « coup de barrière ». Il sera enterré, dit-on, dans des draps neufs. Aucun autre taureau après lui ne s’est appelé Sanglier.

Le Clairon, biou de Fernand Granon a-t-il « tué le père » le 22 octobre 1927 à Lunel en se montrant bien meilleur que le Sanglier vieillissant et sur le déclin ? Certains l’affirment. Le Clairon né en 1920 et baptisé ainsi après une course brillante à Redessan serait le fils de ce même Sanglier. Mais d’autres lui donnent Artilleur comme papa de ce taureau vedette des années 30. Cela dit, dans sa façon de courir, le Clairon prolonge jusque dans la contre piste l’œuvre du Sanglier. Sanglier fracassait les barrières, lui saute derrière les raseteurs Miaille dit Resquillette, Régnier dit le Chinois ou Bouterin alias « Beaux bras. » Sauter est alors considéré par certains chroniqueurs de l’époque comme une « faute ». Mais Clairon, moins rapide que le Sanglier, est plus dangereux que lui lorsqu’il arrive à la barrière. Le chroniqueur Marcel Salem le soulignait : « Nous l’avons vu s’allonger démesurément au dessus du couloir pour cueillir de biais, avec une seule corne, un raseteur qui, ayant déjà sauté, pouvait se croire sauvé, et le ramener brutalement sur le sable. » Avec Clairon, la planche n’est plus le salut et le rôle « historique » de ce biou dans l’évolution de la course sera d’imposer cette manière de courir. Il finira par convaincre les maniaques procureurs de la course que, sauter dans la contre piste à condition que ce soit « dans le feu de l’action » et derrière le cul d’un raseteur, n’est plus une faiblesse. Le public ne s’y trompe pas : après Sanglier, Clairon remplit les arènes majeures de la course libre : Lunel, Beaucaire où il fera ses adieux du 19 septembre 1937. Beaucaire où il a sa statue en pierre, œuvre du sculpteur
Soccorsi. Drôle d’histoire que celle de la statue. Le soir du 19 septembre Granon annonce qu’il donne son taureau à la ville de Beaucaire « théâtre de ses plus beaux exploits. » La viande du taureau abattu devant servir à améliorer l’ordinaire des vieux de l’hospice. Marius Gardiol co directeur des arènes trouve que l’idée est bonne mais estime qu’elle serait bien meilleure s’il s’agissait d’un autre taureau. Faire mariner Clairon et le manger, fut ce en gardiane, touche au tabou. Lui et ses amis admirateurs du cocardier le préfèrent en totem.Pourquoi ne pas le naturaliser à sa mort et exhiber son corps au musée du Vieux Beaucaire ? Granon accepte mais le maire de la ville a une proposition bien meilleure : statufier Clairon.  Justement l’état favorise la création d’œuvre à caractère regional. Il commande la statue au sculpteur parisien Marcel Courbier. On enferme Clairon dans une cage avec une vache pour lui tenir compagnie, direction la gare de Lunel. Destination Paris. Clairon, les voyages, il n’aime pas trop. Il cherche à s’échapper, met le bordel à la gare de Lunel. Enfin on hisse la cage sur le train. Clairon et la vache arrivent à Paris. Ils sont accueillis au Jardin des Plantes où Marcel Courbier peut réaliser sa statue qui sera fondue dans le bronze. Clairon et sa vache sont rentrés chez eux dans les prés du Cailar lorsque la statue est, en grande pompe, inaugurée le 30 juillet 39 au lieu-dit la Banquette. Pour la célébration du biou même la S.N.C.F. a fait l’effort. Elle accorde « des facilités ferroviaires à l’occasion des fêtes triomphales du taureau le Clairon » à savoir 50% de réduction pour deux billets simples à destination de Beaucaire et Tarascon et au départ des gares de la Grand Combe, le Grau du Roi, le Vigan, Orange, Avignon, Nîmes, Arles, Montpellier, Lunel et Miramas. 
En février 42, dans le cadre de la campagne de récupération de métaux non ferreux, son bronze est déboulonné et embarqué pour une destination inconnue. Après la guerre on cherche. On croit le voir dans la ville allemande de Bad Kreuznach. Ce n’est pas lui. Version probable : il a dû être transformé en obus ce qui serait la logique même pour le fils putatif de l’Artilleur. Clairon meurt un mois plus tard sur les terres du « Grand Radeau ». Mais les beaucairois, leur taureau, ils ne l’oublient pas. Une association « le Clairon » se crée en 1959. But : réédifier une statue du taureau à Beaucaire. Dans le comité de parrainage, du beau monde : Jean Giono, Pablo Picasso, Marcel Pagnol, Paul Ricard, André Chamson, Granon. La statue, en pierre, plus de danger qu’on la fonde, sera inaugurée le 28 juillet 1963. Son manadier Granon n’est pas là. Il est mal en point. Il meurt 3 jours plus tard au Cailar.

La terreur est née le 6 mars 1964, prés de Beaucaire, sur les 500 hectares des Marquises, une terre donnée jadis par Louis XIV au duc de Villars. La terreur a été baptisée Goya à cause de sa beauté et de sa prestance qui le faisaient ressembler aux toros peints par le peintre espagnol. La terreur appartient à Paul Laurent, homme de moutons, de taureaux, de vaches laitières, de riz, de secrets et grand
manitou dans les années 60 et 70 de la course. Son surnom : « le pape ». Il a des bious importants et gère quelques Vatican : Lunel, Beaucaire, Châteaurenard, les Saintes Maries de la mer, Saint Remy de Provence. Le café de la Grande Bourse à Nîmes est sa place Saint Pierre. Il y tient ses audiences les lundis après midi. Il organise le système, règle les conflits, dispatche les raseteurs.  « Té,vé, dimanche toi tu vas là, et toi ici. » Goya c’est son œuvre. Goya est fils de Loustic, Biou d’Or en 65, 66, 67 et de la vache Petite Blonde. Il serait aussi le petit fils de Vovo l’enragé et de Biterroise. Pas certain. Pour ses adorateurs Goya est le « biou du siècle ». Il est impressionnant, majestueux, satanique, souple, ultra rapide, terrorisant. Lorsqu’il sort en piste en quatrième position, juste après la buvette et l’entracte, la contre piste se vide, un silence se fait, l’angoisse monte sa mayonnaise et beaucoup de raseteurs filent se planquer dans les gradins. Seuls une poignée d’entre eux, Patrick Castro, Jacky Siméon, Frederic Lopez, Daniel Pellegrin, Jean Jouanet, Emile Dumas, Georges Rado, Chomel plus tard s’y risquent. Le 12 octobre 75 dans les arènes archi bourrées d’Arles le grand raset de Castro à Goya, promis au journaliste de la télévision Yves Mourousi, est un des sommets de la course camarguaise comme, un an plus tard, le 16 mai 76, dans les arènes, combles, de Nîmes la cocarde enlevée par Frederic Lopez. Elle valait 2200 francs (335 euros). L’attraction de Goya ? En septembre 74, 20000 spectateurs tambourinent à la porte des arènes de Beaucaire. Plus de places pour le voir. Plus de places pour voir ce biou « autre », et polémique. Certains pensent en effet que Goya ne mérite pas sa légende. Parce qu’on le raséte très peu : 4, 5, 6 rasets pendant son quart d’heure ; et qu’il saute trop dans la contre piste. Une sorte d’irrationnel nourrit la crainte qu’il inspire. Goya, Biou d’Or en 76 n’est pas seulement un taureau qui donne une dramatique impression de puissance, la puissance de la bestialité, il est aussi étrangement intelligent. Démoniaque murmurent certains. Un chasseur noir d’hommes en blanc. Un jour à Lunel s’apercevant que Castro, qui vient de le raseter, n’arrive pas à pénétrer à l’abri derrière les barreaux du couloir il saute soudain sur lui dans la contre piste et, Castro ne trouvant d’autre salut qu’en retournant en piste, l’y poursuit. Cauchemar. Même malice dans le privé. Dans ses prés où il était très copain avec la vache Bagheera il renversait toute les auges remplis de maïs où ses congénères les Loupiot, Gardon, Loup Garou, Brun mangeaient. Lui voulait de l’avoine. Une fois, enfermé dans une bergerie, il s’en échappera par la fenêtre en sautant sur une charrette et une faucheuse. Goya une figure du diable ? Un diable farceur qui, à 3 ans, a commencé sa carrière les cornes emboulées en chahutant dans des courses de nuit et pour rire les juilletistes et aoûtiens des Saintes-Maries-de-la-Mer. Après avoir, dans sa jeunesse, fait voltiger les congés payés, il s’attaquera avec beaucoup de sérieux aux choses sérieuses et blessera dans sa carrière plusieurs spectateurs. Il est mort sur ses terres à 22 ans le 31 janvier 1986. Quatre ans plus tôt, à Beaucaire, Patrick Castro lui avait fait l’hommage d’un dernier raset. Sa statue, œuvre du sculpteur Soccorsi, a été inaugurée de son vivant le 6 mai 84. Henri Laurent, fils de Paul, lui dira un poème mirlitonesque mais en provençal : « Toute la vie on t’a critiqué/ mais autant t’ont adoré. / Je crois que si tu n’avais pas existé/ il aurait fallu t’inventer… » Sa statue en pierre garde l’entrée ouest de Beaucaire. Celle du Clairon garde le coté est. Grands bious, mauvaises sentinelles. Elles n’ont pas vu venir le danger. En 2005, 600 bêtes de l’illustre manade Laurent issue de celle du fameux marquis de Baroncelli devaient être abattues : la tuberculose. Mais les « sangs » historiques ont du mal à mourir et les premières naissances du nouveau troupeau Laurent ont eu lieu en avril.
A sa mort, le critique taurin Vignon a été enterré avec une photo de Gandar, le biou de Blatière. Il l’avait tant aimé. Il est parti avec son image de l’autre coté du chronomètre. Le Gandar fils de la vache Moustelle, une méchante, et qui naît en avril 1942 a d’abord été baptisé « Grandes Bannes », « Grandes Cornes ». On verra qu’il y avait du pressentiment dans ce nom. Puis, comme son gardian André Blaquière le voit faire des tas de couillonnades dans ses prés, on le rebaptise Gandar. Un gandar en occitan c’est un type plutôt sympathique qui fait des coups mais sans malhonnêteté, un galopin plutôt qu’un voyou. Dans un premier temps Gandar se comporte comme beaucoup de taureaux de Blatière, une manade créée en 1921 par Alfred Blatiére tonnelier à Vergèze puis négociant en grains et fourrages. Les taureaux de Blatiére commencent mollo mollo, à la différence de ceux de Lafont par exemple et qui brillent très tôt. Jeune, le cocardier Gandar ne se fait pas trop remarquer. Il court dans des arènes mineures, à Montpezat ou sur le « plan » de Lunel Viel. Une perspective d’abattoir le menace. Sauf que, de temps en temps, sur sa corne gauche, on voit qu’il y va fort et qu’il n’a pas « mauvais biais » comme on dit dans les parlotes autour des zincs et sur les rives du fleuve jaune.  Mais voilà, Gandar à 4 ans, se réveille. Il fait une bonne course au Cailar et une meilleure encore à Vauvert aux arènes du   Jeu de Ballon. Arthur Blatière l’intègre alors dans sa Royale, parmi ses six meilleurs taureaux, aux cotés de Mioche, Vauverdois, Mecano, Vanneau, Caraque. Gandar, haut sur pattes, est devenu un taureau dégingandé, et ajoute Jacques Blatière fils d’Arthur, « un coquinas », un joli coquin, surtout avec sa foutue corne gauche. Gandar, très rusé, très mobile, bouge beaucoup en piste. Il n’est pas un cocardier étriqué. Il aime le grand large et les grandes pistes où il dévore l’espace puis passe sa tête derrière la barrière, et, avec sa corne gauche, crochète le raseteur Il le ramène en piste comme vous cherchez un escargot au fond de sa coquille. Le jeune et prometteur raseteur Roger Pascal en sait quelque chose. Un jour, malgré l’avertissement de son aîné Charles Fidani qui le lui déconseille parce qu’il manque encore trop de bouteille, il se lance dans l’aventure de le raseter. Il arrive au bout ric rac. Gandar lui a foutu la trouille de sa vie et son père, dans la contre piste, une baffe :« Ne t’amuses plus à faire ça ! ». Pascal devenu un as du crochet ne passera plus jamais ce Gandar trop gandar devenu un taureau vedette. Le lundi 25 septembre 1950, les six majeurs de Blatière reviennent de la grande course qu’ils ont donné à Nîmes. On est juste après les vendanges, ils ont rempli l’amphithéâtre. Un lundi ! Au passage à niveau de Vauvert, la bétaillère, on dit le « char », qui ramène la royale est télescopée par la micheline Nîmes –le Grau du Roi plein des spectateurs qui viennent de l’ovationner. Le garde avait oublié de baisser la barriére. Choc terrible. Le machinisme a salement embouti la pastorale. Vanneau et le simbeu, le bœuf domestique, sont tués. Coulobre et Lebret sont amochés. Mioche et Mecano sont indemnes. Gandar a la corne droite coupée ras et des côtes cassées. « Ça a été le drame de notre vie » raconte aujourd’hui Jacques Blatière qui avait neuf ans à l’époque. « Mecano est rentré tout seul dans ses pâturages des Iscles. Gandar, épuisé, a pu se traîner jusqu’ à la manade de Montaut-Manse aux  prés de la ville. Où le gardian Blaquière l’a récupéré pour le conduire, au pas de son cheval, jusqu’aux Iscles. » Gandar est-il foutu ? Non, on le soigne, il se «pétasse»
et on pense un moment lui mettre une prothèse à la place de la corne droite. Puis on en abandonne l’idée. Gandar écumeur de pistes et pirate manchot réapparaît le 2 août 51 à Lunel. Il va mettre deux saisons pour assimiler son handicap et redevenir le grand Gandar. Mieux, il a pris conscience de son manque et s’est même amélioré sur sa corne gauche où il est encore plus précis, encore plus féroce. Il « espeilhe », il déchire les marcels et les pantalons des petits hommes blancs et à Châteaurenard plante sérieusement le raseteur Roman. Manolo Falomir et Charles Fidani sont parmi les rares à l’affronter. Leur combat à Arles pour rafler la ficelle du Gandar lors de la Cocarde d’Or de 1953 est un grand chapitre de la course libre comme duel épique avec l’animalité. Gandar, sacré Biou d’Or en 55, et que l’on vu seulement une fois, à Châteaurenard, sauter dans la contre piste, va courir jusqu’en 59 où il fait ses adieux à Nîmes. Ses adieux, pas tout à fait. En 60, comme une star du music-hall, il se paye une petite tournée d’adieux « pour remercier ses admirateurs » dit Jacques Blatière. Il prend sa retraite à Vergèze. Arrivé à l’âge de 21 ans il est trop vieux. Il n’arrive plus à manger. Les vieux taureaux souffrent. Du froid, de la chaleur, des taons qui les martyrisent, de leurs congénères qui les chassent ou les tuent dans une sauvage lutte pour l’espace et la nourriture. Les Blatière prennent la décision de l’euthanasier. Le 2 juillet 63 c’est son raseteur préféré Charles Fidani qui s’en charge en présence des proches : le gardian Bondoux, Arthur et Jacques Blatiére. Il aurait voulu le « puntiller », l’abattre d’un coup de stylet, mais les Blatière ont refusé. Ils ont eu peur qu’il rate son coup, que leur Gandar souffre quelques secondes. Fidani l’achèvera d’un coup de pistolet d’abattoir puis récupérera son crâne, son, terme adéquat, « massacre. » Le « massacre » unicorne de Gandar orne aujourd’hui le salon d’une de ses filles. Elle l’a couché dans son testament. A sa mort il reviendra à la famille Blatière. Le corps du biou qui soignait sa gauche comme un sacré boxeur a été inhumé dans leur propriété des « Fontanilles » à côté du pont de Sylvereal, en Camargue. En 90, la propriété est mise en vente. Et le Gandar ? Il va rester là bas ? Non. La famille Blatière l’exhume, récupère ce qu’il en reste, quelques os, et les enfouit aux Iscles sous une pierre tombale. Sa statue a été élevée après souscription et inaugurée en 2000.Elle a fait débat. Deux illustres manades, Lafont et Blatiére, sont en effet sur le territoire de la commune. Les partisans de Lafont y auraient bien vu une statue de l’étincelant Ventadour. Mais c’est Gandar qui l’a emporté. On le voit tel quel, dans un grand coup de barrière, la corne gauche menaçant un 
raseteur. Fidani peut-être.

Muscadet, toujours vivant, est un taureau petit, pas un petit taureau. Il est petit mais il ne le sait pas. Ce fut sa grandeur.  Il s’est toujours pris pour ce qu’il était en réalité, un grand cocardier. Frederic Durand qui a été avec David Méseguer son raseteur le plus assidu et le plus explosif le dit dans une belle phrase : « les grands taureaux petits ont un grand cœur. » Sans un cœur gros comme ça les taureaux petits se font dominer. « Lui était un taureau de sang, de tempérament ». Gros sang. La mère de Muscadet c’est Biterroise, une vache de chez Laurent. Or dans la lignée des vaches Biterroise de Laurent on trouve la grand-mère du taureau Goya.  Muscadet, cousin de Goya, fut un puncheur, un casseur, peu baraqué, une sorte de Battling Joe. Par un curieux jeu de miroir Frederic Durand raseteur batailleur, casse-cou, généreux, de grand panache, se trouve des similitudes avec ce cogneur qui brûlait les planches : « Avec Muscadet on se ressemble. C’était un bagarreur comme moi. Lui aussi se donnait en entier. Les gens venaient aux arènes pour voir Durand prendre des boites. Et ils l’aimaient lui parce qu’ils aiment les petits qui sont gagneurs et paraissent, apparemment, plus faibles. » Apparemment seulement. Muscadet était méchant et précis. « Il ne fallait pas lui tomber entre les pattes. Le danger avec Muscadet c’était de le raseter quand il était à l’arrêt. Là il sautait derrière toi dans la contre piste, et pas pour s’échapper, pour te planter. » Ceux qui l’affrontent l’ont vite compris. Ils le passent en enchaînant les rasets pour qu’il soit toujours en mouvement. Là il venait faire des coups de barrière mais ne sautait plus. La combativité exceptionnelle de Muscadet fut sa principale qualité et aussi d’une certaine façon le défaut de sa cuirasse, sa façon d’être vulnérable. Il venait sur tous les rasets, les bons, les mauvais, les loyaux, les coquins, ceux qui le sollicitaient au plus prés, ceux qui le saluaient à deux mètres. Mais à la fin de son combat, même épuisé, même à bout de force il continuait à frapper. Il fallait le voir à Lunel, une arène que les raseteurs craignent parce qu’on ne peut pas s’accrocher après le saut. Là, sa hargne faisait la sélection. Frédéric Durand se souvient de rasets à Lunel où, pour défier cette machine à mettre des coups, il se retrouvait seul en piste ou avec seulement David Méseguer. Pendant sa carrière il a du, grosso modo, lui faire plus de 500 rasets, ce qui fait un bon bout de chemin ensemble. Et puis, après 500 rendez-vous tumultueux, les deux ont arrêté leur carrière le même jour, le 21 octobre 2002. On a envie d’écrire, d’un commun accord. Muscadet à 13 ans Frederic à 34. Pour lui « Muscadet mérite sa statue ». Elle est donc à Mauguio,
place de la Paix pour lui qui cherchait la guerre. Elle est l’œuvre de Max Pujol. Le taureau tourne la tête dans la direction de ses pâturages. Elle a été inaugurée le 19 mars 2005. Dans son discours, Rose-Marie Vidal conseillère municipale à la culture a souligné les origines melgoriennes de « Muscadet, champion de notre Pays de l’Or. » Muscadet a reçu le titre de Biou d’Or en 98 mais sa grande année a été 97 où il a remporté le trophée de la Palme d’Or de Beaucaire, celui des Maraîchers de Châteaurenard, et le trophée Pescalune de Lunel. Georges Rouquette, son manadier, est issu d’une vieille famille de Mauguio. Il est devenu manadier en s’associant en 70 à l’éleveur Lhousteau puis en prenant seul la direction de la manade en 89. Ce nom de Muscadet c’est son épouse Monique qui l’a trouvé. Tous les deux revenaient de Frontignan pour voir leur petit taureau jeune courir à Lansargues où ses qualités ont éclaté. Muscat, Muscadet. Ils seraient revenus du Gers ou de Russie il aurait pu s’appeler Armagnac ou Vodka ; Ça lui serait allé comme un gant. De boxe.
Pour Pascalet, une première légende. Fausse mais symptomatique. Il serait le fils de la terrible vache cocardière Miraillette qui menait la vie dure aux tricots de peau à la fin des années 50. Non. Pascalet de la manade Rebuffat est le rejeton de la vache Belle, sortie, elle, du ventre de Foraine, autre fameuse vache cocardière qui faisait broyer du noir aux tenues blanches. Pascalet né en 71 a été baptisé ainsi à cause d’un certain Pascal, cafetier à Lunel, un de ses premiers adorateurs. Autre légende mais celle là peut-être avérée : Pascalet devait son électricité à la qualité de l’herbe de l’Ornéde, pâturages situés sur la commune de Saint-Nazaire-de-Pézan mais appartenant à la commune de Lunel. Pascalet se jetait avec beaucoup de puissance sur les raseteurs, prenait avantage sur eux en devinant leur trajectoire, anticipait sur leur course et s’engouffrait dans leur sillage comme une torpille, ses grandes cornes hautes à un centimètre de leur pantalon. Une bombe noire. Jacky Siméon sera son plus brillant démineur. De son propre aveu il réalisera avec lui en juillet 79 à Lunel le raset de sa vie. Il le décrit dans son recueil de nouvelles : « Ce jour-là…j’eus l’impression de sortir de
mon corps, comme si mon âme flottait un instant au-dessus de l’arène. Je me voyais, la main sur le frontal, partir sous la présidence en état d’apesanteur, décrocher la cocarde, avant de rejoindre le toril où Pascalet tenta en vain, en se jetant sur la barrière, de nuire à mon triomphe. Le ruban, tant convoité, glissa de mon crochet pour tomber aux pieds d’Etienne, portier des arènes et grand amateur de la manade Rebuffat. Je ne pouvais que lui offrir le bout de tissu rouge, reçu avec bonheur. L’émotion était si forte que des larmes avaient déjà empli ses yeux. » Ce jour-là, accroché par Pascalet et sous le coup de l’émotion le raseteur Granier dit Tic Tac mangera le gland qu’il venait, dans la confusion, d’arracher à la corne du biou. Pascalet rime avec Lunel qui rime avec l’histoire des Rebuffat. Une histoire avec pas mal de drames et de belles figures féminines. Jean Rebuffat, gardian, créé son élevage en Camargue en 1927. La guerre de 39-40 l’envoie loin de ses bious. Sa femme Louise se retrouve seule pour diriger le troupeau.  Lui, sachant la difficulté d’un tel métier, lui écrit de le vendre. Elle résiste à la demande comme elle l’écrira a l’écrivain camarguais Ruy D’Elly : « Je sortis au milieu de nos bêtes, à cheval, et les voyant chercher leur nourriture, les larmes me vinrent aux yeux. Je pleurai, mais ces pleurs firent ma force et je pris la résolution farouche, quoiqu’il advienne, de garder la manade. » Revenu de guerre Jean et Louise s’installent à Lunel à la fin des années 40. En 56 année noire : le froid décime une partie du troupeau, leur taureau Cigalié tue le raseteur Tosi en avril à Saint-Rémy de Provence, Jean meurt à Lunel le 23 septembre. Son fils André, marié à Nicole, lui succède et Miraillette devient une star. Patatras ! En 65 elle disparaît dans un marais chez le manadier Laurent. Pascalet prend la relève. Mais c’est au tour d’André de mourir du cancer en 77. Nicole continue son travail. Des lunellois l’aident bénévolement, par passion pour ce nom de Rebuffat et parce qu’il faut que des bious paissent à Lunel. C’est elle qui tous les jours fait manger dans sa gamatte le terrible Pascalet par ailleurs si gentil dans ses prés qu’il accourt à l’appel de son nom. « Pascal, Pascalou… »
C’est elle qui, tous les jours, le fait courir pendant vingt minutes comme un vrai sportif. Pascalet est, pour ainsi dire, l’homme de la famille. C’est lui sacré Biou d’Or en 1980 qui fait vivre économiquement la manade de l’Ornéde où tout Lunel les matins de la fête votive vient, selon l’usage, déjeuner « aux prés. » On estime que Pascalet, soutien de famille, devait être engagé pour une somme comprise entre 10000 et 15000 francs par course. Le 20 juillet 86 nouveau coup dur. Nicole tombe de cheval. Coma, rééducation, hémiplégie. Sa fille Dany et son compagnon Jacques Migayrou dirigent maintenant l’Ornéde. Ils avaient jusqu’a l’an dernier un cocardier qui faisait parler de lui : Gaulois. Il a été abattu le 16 février dernier avec les 103 autres bêtes qui constituaient le troupeau. Tuberculose. Mais Dany et Jacques ont une fille, Inès, et la manade Rebuffat ressuscitera peut-être, dans quelques années. Lunel qui lui vouait déjà un culte à travers le club taurin « Lou Cigalié » ne jette pas l’éponge. Un club taurin « Pascalet » s’est créé cet hiver. Tous les membres se sont fait, avec Nicole, photographier devant sa statue, œuvre de Max Pujol, installée en 1990 et financée par les 12 clubs taurins de la ville. Pascalet qui a quitté les pistes en 1985 est mort lui le 20 décembre 90. Sa dépouille est à l’Ornède.
    
Jacques Durand

Texte 2006 la Gazette de Montpellier