Humbles et Phénomènes

C’est une petite annonce, manuscrite, apparue un jour froid de février 1956 à Ciudad Rodrigo, près de Salamanque, sur un mur du café Moderne, qui devait l’être déjà, Moderne, à l’époque où Juan Trigo, le Niño de San Roman, fils du sacristain de l’église sévillane de San Roman et espontaneo chronique, se faisait définitivement remarquer par les historiens de la tauromachie en se faisant tuer par un novillo de Villamarta le 22 septembre 1929 dans la Maestranza où il venait de se jeter en piste. Elle disait l’annonce : « On recherche aspirants au titre de phénomène. Faire demande écrite. » Résultat : une grosse centaine de maletillas, de jeunes vagabonds toreros candidats au poste de figura de la tauromachie jaillissaient de tous les buissons de toutes les Espagne afin de s’inscrire au premier Bolsin Taurino de Ciudad Rodrigo, organisateur de tientas pour débutants, en rêvant que sous peu, du tendido sombra d’une plaza de toros, un vieil aficionado édenté leur crierait tout simplement : « Eres un monstruo ! ». Se faire traiter de phénomène, de monstre ou mieux encore de « pedazo de monstruo », de morceau de monstre, est le plus flatteur hosanna que l’Espagne puisse épandre sur quelques-uns de ses enfants les plus méritoires, et quel soit leur secteur d’activité. On peut être un monstre dans son étude de clerc de notaire et le fenómeno du rayon poissonnerie de sa grande surface. Quant au mot aspirant qui clignotait sur l’affichette, il faut le lire selon sa perspective la plus pneumatique et même pneumatologique : celle du siphonage. Le temps de deux séries de quatre naturelles de face données como dios manda à Las Ventas, Madrid, sorte de profond évier noir qui vous lustre ou vous lessive, et n’importe quel modeste du cargar la suerte, du gros toro et du petit cachet peut, un jour d’inspiration, en deux temps trois mouvements et une estocade en todo lo alto se retrouver, justement, aspiré au sommet de la pyramide, sur la pointe de l’hyperbole : « Monstruo ! Fenómeno ! ». L’inverse est aussi diligent. En espagnol raccourci ça se dit « Cabron !»
L’Espagne a la philosophie verticaliste. Elle tire vers le haut ou précipite
vers le bas. La preuve ? Dans le désordre, le Gréco, Bahamontes, la passion indigène pour les feux d’artifices et les crachoirs, le ravin de Ronda, le syndicalisme vertical sous Franco, la saeta, un maçon nommé Tancredo, le style de Manolete, le haut vu du bas et le bas vu du haut, à savoir Don Quijote et Sancho Pança, le record de corridas organisées le 15 août pour l’Assomption de la Vierge et les mots jumeaux : cima, le sommet et sima, le gouffre. On ne serait pas étonné d’apprendre que l’Espagne ait trempé dans l’invention de l’ascenseur et du sous-marin. Pour le sous-marin, oui : Isaac Peral. Dans la corrida, cette élévation phénoménologico-fulgurante de la mouise à la jet set, de la crampe chronique d’estomac au rond de serviette à la table des plus grands, d’autant plus vertigineuse qu’elle est plausible et  donc incarnée, porte un nom : Manuel Benitez El Cordobés, voleur de pastèques et de poules pêchées à l’hameçon  du côté de Palma del Rio , qui finira par daigner se laisser inviter à Washington par Bob  Kennedy qu’il trouvera tout bonnement très sympathique , pero, mais, feo, laid. Le prix à payer ? Commentaire d’El Cordobés : « Parfois, dans les patios de caballos, avant la corrida, je riais. Mais c’était de peur. J’avais tellement peur que je ne pouvais pas fermer mes mâchoires. » 
On cherche en France, un équivalent de ce téléphérage social. On tombe sur Roger Walkowiak, tourneur en usine de Montluçon, très inattendu vainqueur du Tour de France 56 sans en gagner une étape et surprise majuscule des années Bambino-Dalida-Mimoun-curé d’Uruffe et Stade de Reims. Mauvais exemple. Roger Walkowiak ne fut pas un faux humble, un crypto-phénomène révélé estivalement par une grâce induite dans un pédalier, mais un coureur cycliste moyen qui trouva moyen de moyenner en bénéficiant, sans même les chercher, des largesses somnolentes de pelotons impassibles comme les fleuves rimbaldiens. Rien à voir. On peut circuler. Rien à voir avec les humbles toreros qui ne sont pas des toreros humbles mais des monstres qui n’ont pas encore réussi et qui le savent. Des monstres, pour ainsi dire, en liste d’attente. Evidemment, l’embarquement tarde un peu beaucoup et Le Vinaigre continue de jouer du marteau-piqueur, mais les illusions jamais perdues et le conditionnel en rasades ne sont pas, au bout des bars taurins, faits pour les chiens. « Si le Dolores Aguirre tombe à ma première épée, si je touche ce Gabriel Rojas, un dimanche de Résurrection à Séville, si cet enfoiré d’Antonio ne l’esquinte pas à la pique, si Malpartida de Plasencia était Madrid et si mon oncle… » Si ? Alors là oui : Mercedes, contrats, pesetas, abrazos, salamalecs, la casa pour la mama, le genre tiré à quatre épingles, et le cortijo. Cortijo ? Beau mot dans ses deux sens. La belle maison blanche, palmier, oliviers, piscine, hectares, et aussi cortijo, la petite cour, la cour des courtisans qui grandit et s’enfle et le téléphone en surchauffe : « Oiga, Fenómeno ! ». Changer la vie et la tartine d’huile d’olive pour le toast con marmelade ? Un toro peut le faire. Facultades, de Manolo Gonzalez, pour Espartaco. À l’inverse, Fanstasmon, pour Pepe Luis Vargas avec son sang comme un geyser. Ou pire : Granadino, de Ayalà, dans la canicule de Manzanares et de sa plaza de toros démantibulés pour Ignacio Sanchez-Mejias.
Dans la société taurine, tout ça, le renom et l’anonymat, le luxe ou le plat de pois chiches n’est séparé que par l’épaisseur d’un papier à cigarette. Celui sur qui, très gravement, les péons de confiance inscrivent le numéro des toros qu’ils vont tirer au sort. Tout ça ne tient qu’à un fil. Comme les tomates d’El Cordobés. A la fin d’une corrida à Nîmes où il vient de triompher, El Cordobés demande à son chauffeur de le mener sur la route de l’aéroport de Garons où il avait atterri la veille dans son avion privé. Son œil toujours vif de chapardeur y avait repéré un champ de tomates. Il s’y engloutit. Et, alors que l’hôtel Imperator attend son idole en faisant s’entrechoquer ses bijoux, ses drinks, ses jolies femmes et ses messieurs en Lacoste cirés jusqu’aux cheveux, l’idole, Manolo quoi, s’empiffre de tomates, et personne, personne sauf lui, ne pourra jamais en dire la succulence.


Jacques Durand

Préface 1995 pour « Humbles et Phénomènes » Verdier.
Tableau  Francis Towne - La Roche Tarpéienne
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