Céret à la recherche du toro absolu

Le peintre Vincent Bioulès expose au musée d'Art moderne de Céret des toiles anciennes et récentes. Il dit qu'il est arrivé à un âge « où il est plus facile de se retourner sur sa propre vie ». Samedi à Céret, les toros des frères Tardieu regardaient aussi derrière eux. Ils se retournaient vite. Les toros qui se retournent vite génèrent une tauromachie de jambes. Les aficionados toristas, dont Céret est un sanctuaire, goûtent la tauromachie de jambes. Les toros ne se laissent pas faire et justifient leur titre : toros de combat. Les toreros esquivent, patinent, se replacent et font plus de poussière que l'Ecclésiaste. Les figuras ne font pas de poussière, et la seule patine qu'elles connaissent est celle de l'esthétisme parfois caramélisé de leur toreo. Les figuras ne viennent pas à Céret. Les aficionados toristas de l'Adac, organisateurs de la feria, menacent tout simplement de « congeler et de mettre au court-bouillon tous les analphabètes toreristas ». A Céret, l'esthétique taurine, accusée de fonder sa posture sur l'imposture, est objet de sarcasmes et, de toute façon, les toros y sont trop poussiéreux. Samedi, le paso doble de Pascal Comelade interprété par la Cobla Mil.lenària avait la gravité allègre, à la différence des toros de Tardieu, très armés, solides, charpentés, sans gras, mais pas allègres du tout. Les organisateurs les avaient choisis pour leur physique. Ils étaient venus cinq fois dans la Crau pour affiner le lot. Tous étaient issus du même étalon et de la même utopie. Les toristas traquent le toro utopique, le toro qui supporterait trois, quatre, voire cinq piques avec de plus en plus de bravoure, se battrait comme un lion à la muleta, mourrait bouche fermée avec le stoïcisme du loup d'Alfred de Vigny, exalterait les vertus viriles du torero. Est-ce que ce toro existe ? Même si dans une carrière d'aficionados on en a croisé et admiré quelques-uns approchant de cet idéal, on en doute. Cependant, il n'est pas déshonorant de le chercher. D'ailleurs, ceux de l'Adac rétorquent : « Le boeuf est lent, mais la terre est patiente. »
Samedi, les toros venus du Mas des Bruns ont, sans brio particulier, avec une honnête et morne bravoure, pris beaucoup de piques, trois en moyenne chacun, certaines très vilaines. Ainsi le picador d'Antonio Barrera, qui a massacré Mango Fango, s'est chopé la tramontane d'une grande bronca, à quoi il a répondu par un grand sourire cynique. Après les picadors, et sans perdre de leur brusquerie, les Tardieu se sont peu à peu renfrognés, comme une utopie vexée par les piques du réel. Marquis, quatrième toro, fera tache. Il était manso, fuyait le cheval et se livrait sur la gauche. En fin de faena, Encabo pourra se relâcher mais seulement sur deux ou trois naturelles. Marquis, qui avait de la caste, lui signalera les limites de sa tolérance en lui envoyant un léger coup de corne là où l'ego torero est sensible : dans les fesses. Sans être non plus des toros assassins, ses congénères se sont réfugiés dans la réticence. Ils avaient du mal à baisser la tête et crochetaient comme Franck Ribéry mais sans cavaler comme lui. Le public les a tous tièdement applaudis à leur mort. Encabo, Antonio Barrera et Fernando Cruz, un tour de piste, sont sortis de ce sac de noeuds sans couper d'oreilles. Encabo avait été technique et honorable face à Vaccarès et Marquis, Fernando Cruz s'est loyalement croisé avec Ceretano, tué d'une franche estocade, à la sincérité juste un peu verticale. Antonio Barrera, faute de recours techniques, ne mettra pas son coeur à l'ouvrage. Les cornes et le sérieux de Lavrón et Mango Fango lui sont restés sur l'estomac. Il leur enverra la cavalerie pour les basses oeuvres et les tuera de deux infâmes coups d'épée.
Après la course, Loulou Tardieu était comme la fameuse bouteille : à moitié satisfait et à moitié déçu par ses toros. Pour lui, ils avaient manqué de transmission, de moteur, peut-être de race. D'un autre côté, il estimait que moins et mieux piqués, ils se seraient davantage livrés. Il ne savait pas, en un mot, sur quel pied danser cette sardane.

Jacques Durand Publié dans Libération Juillet 2006

Peinture Le débarquement à Cythère Vincent Bioulès

Deviant Art © Heidi Taillefer