Cantona

Depuis trois ans, à Arles, Nîmes, Séville, Logroño ou
Palavas, Eric Cantona photographie la corrida, qu'il a découverte en 1990 lorsqu'il jouait à Montpellier. Il l'associe désormais à un autre engouement, plus ancien, pour la photo. A Arles, pour la feria de Pâques, l'ancien footballeur a pour la première fois montré son travail taurin, dans une exposition commune avec la plasticienne Hélène Arnal, organisée par le club taurin féminin Las Livianas. Il y a des portraits, des détails de combat, des scènes intimes, des vues de foule labourées par un sentiment collectif, le passage du toro sur le visage des toreros, la beauté furtive de l'acte tauromachique. « Même quand je venais aux arènes sans appareil, j'observais la corrida comme un photographe. Je regardais les mouvements, les cadrages, le petit truc, le moment privilégié, une émotion qui passe et que maintenant j'ai décidé de fixer ». En argentique et en noir et blanc. « Je n'aime pas le numérique parce que c'est à l'image d'aujourd'hui. On multiplie, on consomme. Tu fais cent photos, tu les voies tout de suite, tu en gardes une. L'argentique, ça aiguise le sens de l'observation. Ça nécessite plusieurs étapes, tu peux en rater une, tu n'es jamais sûr de rien, tu travailles sans filet. Tu peux avoir des frustrations, tu as des incertitudes. Je revendique le pouvoir de rater un truc et je veux garder mes incertitudes. Et là, si on se trompe, c'est pour la vie. J'aime ça. »
Le noir et blanc pour la corrida ? « Pour le contraste. La corrida, je la conçois comme ça et comme la vie. Noire et blanche, pas grise. La couleur dans la corrida, ça peut être beau, mais ce sont toujours les mêmes couleurs et puis ce qui est tout beau, ça ne m'intéresse pas. Je vois la corrida avec des parts d'ombre éclairées par un petit faisceau de lumière. Avec de la gravité, de l'austérité. Et en même temps, c'est un jeu. Le jeu du toro et du torero, le jeu de l'échec et du succès, de la vie et de la mort. J'aime le jeu et pas seulement dans le sport. Le jeu dans la vie. Je gagne, je vis, je perds, je meurs. » Mais ce qui émeut le plus Éric Cantona chez le torero, c'est qu'il puisse produire du beau à partir de ces états limites : être digne et élégant face au toro devant le public. « Je ne suis pas sûr de pleurer si je voyais un torero se faire tuer sous mes yeux. Je ne pleurerais pas sa mort. Par contre, oui, je pleurerais au souvenir des moments de beauté qu'il m'aurait donnés. » 
Éric Cantona ne prend pas tout dans la corrida. Il photographie, en somme, son  émotion, s'interdit de photographier les toros morts et s'en veut encore, deux ans après, d'avoir, par réflexe devant l'inédit, pris en photo un toro qui venait de se casser une corne contre la barrière. Pour lui, la photo est réussie si son équilibre, son cadrage, sa lumière lui restituent ce qu'il a éprouvé, lui. « Je ne suis pas certain que ce soit par souci technique. Ce que je veux, c'est qu'aucun déchet, qu'aucun déséquilibre dans la photo ne vienne enrayer la vision que j'ai eue. Ça va loin parce que ce que fait le torero avec le toro et ce que ça éveille en moi m'apprennent beaucoup sur moi et sur mon rapport avec les autres. Dans les visages de José Tomás ou de El Fundi, je sens qu'il y a quelque chose de moi. Dans les musées par exemple, c'est l'observateur de l'œuvre qui d'une certaine façon crée l'œuvre. Et plus il y a d'observateurs, plus l'œuvre s'enrichit. Quand je prends une photo de José Tomás, je suis l'observateur et l'œuvre, c'est lui. » A l'occasion, il aimerait aussi composer ses images : photographier un torero en habit de lumières dans la neige par exemple. 
Un truc le travaille, le «tiraille » comme il dit. C'est la possibilité de plusieurs tirages à partir d'un négatif. « Bien sûr, s'il y a des gens qui apprécient mes photos, c'est bien que beaucoup puissent les voir. J'ai évidemment envie de partager ça. Mais au bout du compte, je suis tenté de plus en plus de faire un seul tirage et de brûler le négatif. » Un temps de réflexion : « Oui, je suis certain qu'au bout du compte je finirai par brûler le négatif. » Ses goûts en photo le portent vers des artistes connus comme William Klein ou plus secrets comme Claude Cahun, Francesca Woodman, Edward Steicher ou l'Américain Michaël Crouser (1) dont il a découvert récemment les photos taurines, à New York. D'autres thèmes le mobilisent. En 2005 à Paris, il avait exposé des photos presque abstraites, bien qu'il n'aime pas le mot, à la galerie M. Il aurait envie de portraiturer des dictateurs ou des serial killers « pas parce que je les admire, pas du tout, mais parce que leur côté sombre me fascine. Mais il y aurait toujours une petite lumière sur eux ». Cela dit, il continuera à traquer ces instants de tauromachie qui font battre son cœur argentique
greffé sur son Pentax 4-5,6, son Leica M6 et son Nikon F 3. Mieux, il revendique cette passion si controversée : « Quand j'aime quelque chose, comme la corrida, je ne vais pas le cacher. Je n'ai pas honte d'y être sensible, je ne cherche pas des passions qui vont satisfaire tout le monde. Non seulement je n'ai pas envie de les cacher mais c'est important que les personnages publics qui aiment la tauromachie le disent haut et fort. » Si señor.

Jacques Durand Liberation Mai 2008

(1) Michaël Crouser, Los Toros, préface Mario Vargas Llosa, Twin Palms Publishers, 2007.

Oeuvres de haut en bas © Michael J. Browne, Héléne Arnal, Claude Cahun, Francesca woodman, Michael Crouser