Le noir et blanc pour la
corrida ? « Pour le contraste. La corrida, je la conçois comme ça et
comme la vie. Noire et blanche, pas grise. La couleur dans la corrida, ça peut
être beau, mais ce sont toujours les mêmes couleurs et puis ce qui est tout
beau, ça ne m'intéresse pas. Je vois la corrida avec des parts d'ombre
éclairées par un petit faisceau de lumière. Avec de la gravité, de l'austérité.
Et en même temps, c'est un jeu. Le jeu du toro et du torero, le jeu de l'échec
et du succès, de la vie et de la mort. J'aime le jeu et pas seulement dans le
sport. Le jeu dans la vie. Je gagne, je vis, je perds, je meurs. » Mais
ce qui émeut le plus Éric Cantona chez le torero, c'est qu'il puisse produire
du beau à partir de ces états limites : être digne et élégant face au toro
devant le public. « Je ne suis pas sûr de pleurer si je voyais un
torero se faire tuer sous mes yeux. Je ne pleurerais pas sa mort. Par contre,
oui, je pleurerais au souvenir des moments de beauté qu'il m'aurait donnés. »
Éric
Cantona ne prend pas tout dans la corrida. Il photographie, en somme, son émotion, s'interdit de photographier les toros morts et s'en veut encore, deux
ans après, d'avoir, par réflexe devant l'inédit, pris en photo un toro qui
venait de se casser une corne contre la barrière. Pour lui, la photo est
réussie si son équilibre, son cadrage, sa lumière lui restituent ce qu'il a
éprouvé, lui. « Je ne suis pas certain que ce soit par souci technique. Ce
que je veux, c'est qu'aucun déchet, qu'aucun déséquilibre dans la photo ne
vienne enrayer la vision que j'ai eue. Ça va loin parce que ce que fait le
torero avec le toro et ce que ça éveille en moi m'apprennent beaucoup sur moi
et sur mon rapport avec les autres. Dans les visages de José Tomás ou de El
Fundi, je sens qu'il y a quelque chose de moi. Dans les musées par exemple,
c'est l'observateur de l'œuvre qui d'une certaine façon crée l'œuvre. Et plus
il y a d'observateurs, plus l'œuvre s'enrichit. Quand je prends une photo de
José Tomás, je suis l'observateur et l'œuvre, c'est lui. » A l'occasion, il
aimerait aussi composer ses images : photographier un torero en habit de
lumières dans la neige par exemple.
Un truc le travaille, le «tiraille » comme il dit. C'est la possibilité de plusieurs tirages à partir
d'un négatif. « Bien sûr, s'il y a des gens qui apprécient mes photos, c'est
bien que beaucoup puissent les voir. J'ai évidemment envie de partager ça. Mais
au bout du compte, je suis tenté de plus en plus de faire un seul tirage et de
brûler le négatif. » Un temps de réflexion : « Oui, je suis
certain qu'au bout du compte je finirai par brûler le négatif. » Ses goûts en photo le portent
vers des artistes connus comme William Klein ou plus secrets comme Claude
Cahun, Francesca Woodman, Edward Steicher ou l'Américain Michaël Crouser (1)
dont il a découvert récemment les photos taurines, à New York. D'autres thèmes
le mobilisent. En 2005 à Paris, il avait exposé des photos presque abstraites,
bien qu'il n'aime pas le mot, à la galerie M. Il aurait envie de
portraiturer des dictateurs ou des serial killers « pas parce que je
les admire, pas du tout, mais parce que leur côté sombre me fascine. Mais il y
aurait toujours une petite lumière sur eux ». Cela dit, il continuera à
traquer ces instants de tauromachie qui font battre son cœur argentique
Jacques Durand Liberation Mai 2008
(1) Michaël Crouser, Los Toros, préface Mario Vargas
Llosa, Twin Palms Publishers, 2007.
Oeuvres de haut en bas © Michael J. Browne, Héléne Arnal, Claude Cahun, Francesca woodman, Michael Crouser
Oeuvres de haut en bas © Michael J. Browne, Héléne Arnal, Claude Cahun, Francesca woodman, Michael Crouser