Pour son alternative à Murcie il avait dû,
protégé par la police, fuir les arènes pour, habillé en torero, prendre un
train en catastrophe.
Une semaine plus tard à Séville même naufrage. Il
ne peut tuer aucun de ses toros. On lui balance dix mille coussins sur sa tête.
Et lui toujours aussi désinvolte : « il n’y avait plus de coussins
sur les gradins. On marchait sur la piste comme sur un édredon. ».
Une fois à Palma de Mallorca, il reçoit deux avis
à son premier toro et trois à son second qui rentre vivant au toril. Son valet d’épée
l’impavide Paco Botas télégraphiera à un partisan de son maestro le compte
rendu de la corrida : « mauvais toros. Joaquín regular au premier.
Au second je te raconterai .» Le journaliste Santiago ibéro parlait
ironiquement de « sa pratique humanitaire de laisser les toros
vivants. » Pas que les toros. Un jour à Madrid il rend visite à un ami à l’hôtel
Palace. Le réceptionniste se trompe de nom et lui apprend que son ami vient
brutalement de décéder. Cagancho bouleversé part au Regina annoncer l’affreuse
nouvelle au journaliste Clarito quand soudain le défunt apparaît à la porte. Et
Clarito : « maudit soit ta race. Alors les amis aussi tu les
laisses vivants ! ».
Les amoureux de la corrida comme territoire lunatique
célèbrent cette année le centenaire de la naissance du torero gitan de Triana,
Joaquin Rodriguez « Cagancho ». Mot qui désigne un oiseau en langue calé.
Un oiseau paradoxal. Quand la peur ou on ne sait trop quel maléfice ne tétanisait
pas son esprit et son bras Cagancho se révélait grand tueur de toros. Il tuait « a
volapié » lentement, en décomposant ses gestes, comme s’il tombait
endormi sur le toro. Le public admirait tant le style, le courage et la
précision de ses coups d’épées qu’il lui arrivait de se réjouir d’une estocade ratée. Le critique Navalon a écrit de ses mises à mort
que même là « il avait su être diffèrent. Imaginer un gitan peureux
marquer souverainement les temps du volapié comme on laisserait tomber un
œillet au pied d’une femme reste quelque chose d’inconcevable. »
Cagancho on le voit prêtait à l’égosillement et au
gongorisme. D’autre ont évoqué sa « baroque ivresse créatrice », sa
tauromachie « sauvage, primitive et en même temps aristocratique » et
dans « Théorie et jeu du duende » il incarne pour Lorca « le
duende gitan » quand Joselito est la figure du « duende juif. »
Pour Nestor Lujan, Cagancho est « la fastueuse traduction de tout ce
que la tauromachie a d’intelligence et de fantaisie, de tentative de fasciner
le toro avec des actes magiques et rituels ; » On lui demandait, quel torero te bouleverse
le plus. » ?Réponse : « moi. » On a été subjugué par son magnétisme et sa façon « majestueuse »
d’aller vers le toro comme « au rythme d’un martinete ». Référence obligée. Joaquin Rodriguez né rue Evangelista dans le quartier
gitan de Séville est fils d’un forgeron qui chantait le flamenco mais seulement
pour les siens. Son grand père Manuel et son arrière-grand-père Antonio tous
des « Cagancho » crachaient leurs poumons dans la sigiriya gitana et
Fernando de Triana rapporte qu’en écoutant la voix « puissante, terrible
et angoissée » de Manuel, les gitans déchiraient leurs habits et fracassaient
la vaisselle.
Joaquin Rodriguez « Cagancho » était un
bel oiseau. Élancé, les pommettes saillantes, la peau cuivrée, les yeux verts
sous des sourcils épais. Il doit beaucoup de son impact sur les foules à sa
prestance physique, « une sculpture de Montanes » selon le
critique Corrochano. L’homme d’affaire taurin Domingo Dominguín le voit novillero
toréer dans un village andalou où il n’arrive pas à tuer ses toros. Pourtant Il décide de diriger sa carrière. Il a vu en lui un torero autre au
physique
particulier, à la personnalité étrange. II a aussi remarqué que le public ne
lui tient pas trop rigueur de ses échecs : « pauvre petit gitan. Ça
ira mieux une autre fois. » On a comparé Cagancho à un « sultan »,
un « chaman », un « roi ». Il aimait les femmes, faisait la
bringue, était reçu par les dames de la haute société qui lui offraient des
bagues de la couleur de ses yeux : montées en émeraudes. Les indiens du
Mexique où il accomplira une grande carrière en avait fait une idole. Pour en
faire des reliques on lui arrachait dans la rue les boutons de ses gilets. A 6o
ans passé on lui criait encore des compliments. On lui propose un jour de faire du cinéma. Non merci
? Pourquoi ? parce qu’il aurait dû
se lever le matin pour tourner et pour la bonne raison « qu’une affaire
qui ne permet pas de se lever à midi n’est pas une affaire. ».
Il était dévoré de superstitions. Il les avait
toutes et craignait par-dessus tout que, dans sa chambre de torero, on
allume une cigarette au-dessus des lampes à gaz.
Sa faena du 10 mai 1927 à Tolède est considérée
comme le sommet artistique de sa carrière. Compte rendu de Corrochano : « La
foule se jette sur la piste, les gens le pressent, lui enlèvent ses chaussures,
les emportent en petits morceaux comme des reliques. Les gardes interviennent.
Toujours les gardes pour qu’on ne le tue pas de
rage ou qu’on ne le déchire
sous le coup de l’enthousiasme pour le transporter en petits bouts, comme une
perle de l’après-midi…Où allez-vous fils de Pharaon ? Arrêtez-vous. Le
monde s’est organisé et partout vous trouverez des gardes. La foule le hisse,
le sort et l’entraîne au-dessus de ses têtes. »
Une devinette courrait à l’époque. Quel rapport
y a-t-il entre El Greco et Cagancho ? ». Réponse : « il
faut aller les voir tous les deux à Tolède. » Cagancho est l’auteur
de cette formule célèbre qui distingue les toreros de l’Andalousie de ceux qui
ont eu le malheur de naître au-dessus du col de despeñaperros :
« En Andalousie on torée. Au-dessus de despeñaperros on travaille. »
Cagancho aura une très longue carrière. Il s’était installé définitivement au Mexique
et fera ses adieux définitifs lors d’un festival à Mexico le 27 février 1964.
Le torero mexicain Gaona lui coupera la coleta au
son de « Las Golondrinas ».
Il est mort le Ier janvier 1984. Sans beaucoup d’argent.
Il aurait fini sa vie comme portier d’hôtel.
Un jour on avait demandé au cantaor Manolo Caracol
qui, lors du jugement dernier, il défendrait contre vents et marées. ? «
Cagancho. »
Sa vie aurait fait un beau film. A condition de
ne pas tourner avant midi.
Jacques Durand
Photos ©
Jacques Durand
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