Cagancho

Un jour à Valladolid Cagancho n’arrive pas à tuer son toro. Avant que le troisième avis ne sonne il abandonne et se réfugie dans la contre-piste. Un type vient l’engueuler. Il faut qu’il y retourne. Cagancho « foutez-moi la paix. » L’autre insiste : « je vous l’ordonne, je suis le commissaire de police ». Et Cagancho soulagé : « c’est vous justement que je cherchais. » Il préférait aller au poste.  Il y finira. Pour trouble de l’ordre public. Comme souvent. En 1927 l’année de son alternative il a laissé rentrer 22 toros vivants au toril. Un dessin de cette époque est fameux ; On y voit deux voleurs en prison. C’est un dimanche soir. Ils regardent l’heure : « quoi, déjà 10 heures et Cagancho n’est toujours pas là ! » 
Pour son alternative à Murcie il avait dû, protégé par la police, fuir les arènes pour, habillé en torero, prendre un train en catastrophe.
Une semaine plus tard à Séville même naufrage. Il ne peut tuer aucun de ses toros. On lui balance dix mille coussins sur sa tête. Et lui toujours aussi désinvolte : « il n’y avait plus de coussins sur les gradins. On marchait sur la piste comme sur un édredon. ».


Une fois à Palma de Mallorca, il reçoit deux avis à son premier toro et trois à son second qui rentre vivant au toril. Son valet d’épée l’impavide Paco Botas télégraphiera à un partisan de son maestro le compte rendu de la corrida : « mauvais toros. Joaquín regular au premier. Au second je te raconteraiLe journaliste Santiago ibéro parlait ironiquement de « sa pratique humanitaire de laisser les toros vivants. » Pas que les toros. Un jour à Madrid il rend visite à un ami à l’hôtel Palace. Le réceptionniste se trompe de nom et lui apprend que son ami vient brutalement de décéder. Cagancho bouleversé part au Regina annoncer l’affreuse nouvelle au journaliste Clarito quand soudain le défunt apparaît à la porte. Et Clarito : « maudit soit ta race. Alors les amis aussi tu les laisses vivants ! ».
Les amoureux de la corrida comme territoire lunatique célèbrent cette année le centenaire de la naissance du torero gitan de Triana, Joaquin Rodriguez « Cagancho ». Mot qui désigne un oiseau en langue calé. Un oiseau paradoxal. Quand la peur ou on ne sait trop quel maléfice ne tétanisait pas son esprit et son bras Cagancho se révélait grand tueur de toros. Il tuait « a volapié » lentement, en décomposant ses gestes, comme s’il tombait endormi sur le toro. Le public admirait tant le style, le courage et la précision de ses coups d’épées qu’il lui arrivait de se réjouir d’une estocade ratée. Le critique Navalon a écrit de ses mises à mort que même là « il avait su être diffèrent. Imaginer un gitan peureux marquer souverainement les temps du volapié comme on laisserait tomber un œillet au pied d’une femme reste quelque chose d’inconcevable. » Quand ça ne marchait pas il déclenchait le scandale mot qui n’avait aucun sens pour lui.  Il pouvait transformer les hurlements en ovations d’un seul et alchimique coup de cape. Nestor Lujan : « ses échecs terribles il les récupère avec un seul « lance », dressé et solennel, comme si les veines de ses bras s’étaient allongées pour se tresser avec la soie de la cape. »
Cagancho on le voit prêtait à l’égosillement et au gongorisme. D’autre ont évoqué sa « baroque ivresse créatrice », sa tauromachie « sauvage, primitive et en même temps aristocratique » et dans « Théorie et jeu du duende » il incarne pour Lorca « le duende gitan » quand Joselito est la figure du « duende juif. » Pour Nestor Lujan, Cagancho est « la fastueuse traduction de tout ce que la tauromachie a d’intelligence et de fantaisie, de tentative de fasciner le toro avec des actes magiques et rituels ; » On lui demandait, quel torero te bouleverse le plus. » ?Réponse : « moi. » On a été subjugué par son magnétisme et sa façon « majestueuse » d’aller vers le toro comme « au rythme d’un martinete ». Référence obligée. Joaquin Rodriguez né rue Evangelista dans le quartier gitan de Séville est fils d’un forgeron qui chantait le flamenco mais seulement pour les siens. Son grand père Manuel et son arrière-grand-père Antonio tous des « Cagancho » crachaient leurs poumons dans la sigiriya gitana et Fernando de Triana rapporte qu’en écoutant la voix « puissante, terrible et angoissée » de Manuel, les gitans déchiraient leurs habits et fracassaient la vaisselle.
Joaquin Rodriguez « Cagancho » était un bel oiseau. Élancé, les pommettes saillantes, la peau cuivrée, les yeux verts sous des sourcils épais. Il doit beaucoup de son impact sur les foules à sa prestance physique, « une sculpture de Montanes » selon le critique Corrochano. L’homme d’affaire taurin Domingo Dominguín le voit novillero toréer dans un village andalou où il n’arrive pas à tuer ses toros. Pourtant Il décide de diriger sa carrière. Il a vu en lui un torero autre au
physique particulier, à la personnalité étrange. II a aussi remarqué que le public ne lui tient pas trop rigueur de ses échecs : « pauvre petit gitan. Ça ira mieux une autre fois. » On a comparé Cagancho à un « sultan », un « chaman », un « roi ». Il aimait les femmes, faisait la bringue, était reçu par les dames de la haute société qui lui offraient des bagues de la couleur de ses yeux : montées en émeraudes. Les indiens du Mexique où il accomplira une grande carrière en avait fait une idole. Pour en faire des reliques on lui arrachait dans la rue les boutons de ses gilets. A 6o ans passé on lui criait encore des compliments. On lui propose un jour de faire du cinéma. Non merci ?  Pourquoi ? parce qu’il aurait dû se lever le matin pour tourner et pour la bonne raison « qu’une affaire qui ne permet pas de se lever à midi n’est pas une affaire. ».
Il était dévoré de superstitions. Il les avait toutes et craignait par-dessus tout que, dans sa chambre de torero, on allume une cigarette au-dessus des lampes à gaz.
Sa faena du 10 mai 1927 à Tolède est considérée comme le sommet artistique de sa carrière. Compte rendu de Corrochano : « La foule se jette sur la piste, les gens le pressent, lui enlèvent ses chaussures, les emportent en petits morceaux comme des reliques. Les gardes interviennent. Toujours les gardes pour qu’on ne le tue pas de
rage ou qu’on ne le déchire sous le coup de l’enthousiasme pour le transporter en petits bouts, comme une perle de l’après-midi…Où allez-vous fils de Pharaon ? Arrêtez-vous. Le monde s’est organisé et partout vous trouverez des gardes. La foule le hisse, le sort et l’entraîne au-dessus de ses têtes. »
Une devinette courrait à l’époque.  Quel rapport y a-t-il entre El Greco et Cagancho ? ». Réponse : « il faut aller les voir tous les deux à Tolède. » Cagancho est l’auteur de cette formule célèbre qui distingue les toreros de l’Andalousie de ceux qui ont eu le malheur de naître au-dessus du col de despeñaperros : « En Andalousie on torée. Au-dessus de despeñaperros on travaille. »
Cagancho aura une très longue carrière.  Il s’était installé définitivement au Mexique et fera ses adieux définitifs lors d’un festival à Mexico le 27 février 1964.
Le torero mexicain Gaona lui coupera la coleta au son de « Las Golondrinas ».
Il est mort le Ier janvier 1984. Sans beaucoup d’argent. Il aurait fini sa vie comme portier d’hôtel. 
Un jour on avait demandé au cantaor Manolo Caracol qui, lors du jugement dernier, il défendrait contre vents et marées. ?  « Cagancho. »
Sa vie aurait fait un beau film. A condition de ne pas tourner avant midi.

Jacques Durand
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