Rafael de Paula 74:04

Madrid  jeudi 13 mai 2004, San Isidro. Avalanche  de quites sur Ilustrado de Manolo González, deuxième toro de Ferrera. Après la pique Miguel Abellán intervient avec des navarras. Ferrera réplique par des chicuelinas données à trois cent à l’heure. Rebelote d’Abellán par des chicuelinas à genoux. Cafouillage. Retour de ferrera toujours avec des chicuelinas athlétiques genre lancer du marteau. Question : est ce que la chicuelina est une discipline olympique ? Le jeune Revuelta qui vient de prendre l’alternative se mêle à l’histoire avec une intervention foireuse par veronicas. Abellán et Ferrera se donnent l’accolade. Pas de quoi tirer des feux d’artifice. Cette bataille de quites les uns plus médiocres et torchonnées que les autres rentrera simplement dans l’histoire de la surconsommation taurine en soulignant qu’ici,  dans la corrida, faire  beaucoup de passes n’est pas forcement toréer et qu’à contrario  le peu est l’ami du bien.
Exemple le trentième anniversaire de trente secondes de tauromachie  archangélique que l’histoire taurine se repasse en boucle. Les trois veronicas et de la demie veronica données ici même le 28 mai 1974 pour San Isidro à un toro de Julio Roblès  par Rafael de Paula pour sa confirmation d’alternative. Le souvenir indélébile des témoins a retenu que la chose s’est passée sous le tendido 7 et que le torero était vêtu de gris plomb et or. Premier effet du quite : il a fait taire la vocifération pathologique du 7. Deuxième effet : il a, affirment Pierre Arnouil et Ignacio de Cossío dans  « Les grandes faenas du XXème siècle » «catapulté Paula au firmament des grands toreros» et aussi dans le panthéon sans préjugés des toreros de Madrid où il côtoie les toreros les plus opposées à ses manières et à son être : Ruiz Miguel, Andres Vasquez par exemple. Commentaire du critique Joaquín Vidal : « La tauromachie à la veronica comme l’a interprété  Rafael de Paula à cette occasion s’était vu en de très rares occasions ;  Le goût, l’inspiration, la plénitude avec quoi il a interprété dans le quite la tauromachie à la veronica et la demie veronica avec des connotations belmontiennes et achevée derrière la hanche ont provoqué un authentique tumulte. Les aficionados se cassaient les mains à applaudir ou s’arrachaient les cheveux. »
La référence à Belmonte est judicieuse. C’est Belmonte qui a d’abord pris sous sa protection le jeune gitan de Paula et lui a par exemple appris à lier la naturelles avec la passe de poitrine. De Paula : «excepté une fois ou deux comme novillero je n’ai pas été capable de le refaire. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Parce que ce qui est bien ce n’est pas que le toro passe mais c’est de le faire passer comme il disait lui. Je ne voudrais pas mourir sans réaliser la faena dont je rêve. Commencer à la barrière de la gauche et arriver au centre de la piste avec des naturelles liées à la passe de poitrine. Ce jour là s’il arrive, que dieu veuille, Don Juan sourira de plaisir là haut. »
En mai 74 quand il hypnotise Las Ventas en moins d’une minute, Paula y est quasiment un inconnu. Il a déjà 34 ans et lors de sa présentation en 59 comme novillero à Madrid il a laissé l’impression d’un torero timoré, maladroit. L’accusation de manquer de technique le poursuivra toute sa carrière. Il répondra un jour à propos de technicien « qu’il n’était pas un réparateur de machines à laver. » Un « désastre » écrit Vidal. Le critique Cañabate l’a exécuté en 3 mots. Paula, torero alors qualifié de « régionaliste », s’est seulement taillé une réputation chez lui entre Cadix et Jerez. Parmi les raisons de son retard  des coups de corne dans le cou, dans le ventre, un dans le flanc, un dans la cuisse, une  opération de la rotule et un croche pied d’Antonio Ordoñez qui juste après son alternative en 1960 à Ronda l’empêche de toréer ; En Amérique du Sud Paula avait refusé de lui échanger un des toros qu’il avait tiré au sort. En mai 74 il ressuscite le temps de deux gorgées de cerveza. La même année il est encore programmé à Madrid  mais à Vista Alegre. Quelques jours avant il a été incapable de tuer un toro à Valladolid. 
Le 7 septembre à Vista Alegre il rencontre barbudo toro de Bohórquez chez qui son père était cocher et au milieu d’une faena « déchirante, profonde, infinie et inénarrable » comme l’écrira Mariví Romero dans Pueblo, le public  obligera la musique à se taire. La chronique d’ABC épuisera le lendemain  tous les synonymes du mot « embrujo ». Ce jour lá Antonio Bienvenida qui venait de perdre sa mère faisait ses adieux à la corrida dans le capote noir de deuil que Josélito portait à la mort de sa propre mère et que le matin même Antonio Ordoñez lui avait offert. Cette cape de deuil avait appartenu un temps au banderillero Bernardo Muñoz « Carnicerito »  beau père de Paula. Paula  venait  l’endosser en cachette pour y faire des paseos imaginaires. De cette faena madrilène d’il y a trente ans et qu’Arnouil et de Cossío classent parmi les 30 plus grandes  du siècle on a le récit, sec, du torero lui-même et celui ému de José Bergamín. De Paula : « C’était au début d’octobre et il faisait froid à Vista Alegre. L’affiche était classique. Antonio Bienvenida, Curro et moi et ce fut une des raisons qui m’a motivé. Le toro était noir zain, joliment proportionnés, bas, sérieusement armé. Dans la faena de muleta j’ai commencé par des passes par le haut en changeant la suerte et je me souviens que la dernière passe de la série je l’ai toujours faite de la main gauche. Je continuai une autre fois de la main gauche et Luis Bollain qui était dans le public me dira plus tard que depuis  Juan Belmonte il n’avait vu pareille chose. La musique a commencé à jouer le public l’a fit taire… » Bergamín : «  dans la petite arène de Vista Alegre, à Carabanchel, autrefois villageoise, j’ai vu toréer deux fois  celui qui est à mon gout, un gitanissime torero : Rafael de Paula. Deux fois je l’ai vu faire et dire admirablement le toreo, avec une finesse et une profondeur de style incomparables. » Le soir de la course Bergamín téléphonera à Bienvenida pour le saluer et Bienvenida le coupera : « Tu as vu, m’interrompit-il avec enthousiasme la faena du gitan. ? »
A de Paula qui toréait par an moins de dix corridas la faena à Barbudo lui fera tomber 45 contrats dont un à Madrid pour San Isidro où le 17 mai en mano a mano avec Curro Romero, tous les deux furent plus désastreux que le désastre : 6 toros 6 broncas. Commentaire de Paula : « Les deux seuls à Madrid,  jamais plus. » il faut considérer la carrière madrilène de  Paula  comme une seule faena étiré sur plus de 20 ans faites de splendeurs et de misères. En 78 avec une nouvelle sublime tauromachie à la cape le critique Navalón le voit « convertir la veronica en chanson ». Après, des étincelles et des effondrements. En septembre 87 un toro de Benavides le renvoie au sommet. Sa magie  fait la une du Diario 16 où Barquerito écrit : «  Le délire, la beauté la plus absolue, une extase jamais exagérée. Tout pour une faena de Rafael de Paula hier à Las Ventas, qui est maintenant, sans comparaison possible, la plus belle vue à Madrid depuis beaucoup d’années. »
En 97,  dernière apparition  à Madrid dans un habit noir. Son moral est comme ses genoux : cassé. Il fuit devant son second toro qu’il est incapable de tuer. Dans El Mundo Javier Villan célèbrera dignement « l’honneur et la gloire des héros vaincus. » Trente ans après ses impérissables sonates madrilènes Rafael de Paula jouit d’un prestige artistique intact mais il est désormais un homme ruiné financièrement et physiquement qui disait un jour : « Dans mes désastres, je suis inimitable. »

Jacques Durand

Publié dans Libération Mai 2004

Extrait de l’article de Javier Villan paru le 3 octobre 1997 dans El Mundo

« Rafael de Paula, la mortecina tristeza de su traje azabache, el oro de su chaleco, el martirio de sus piernas hechas ferralla y tornillería. Canto la historia y el alma de los perdedores; porque, a lo peor, sois los míos y para siempre.
Canto a los héroes vencidos porque son otra raza que quizá estos tiempos miserables no se merecen. Una raza condenada.



Montage photos Haut ©DR La Fiesta prohibida