Arthur
Schopenhauer, le philosophe du pessimisme, était un bon vivant. Il affirmait
que la vie, partagée entre le besoin et l’ennui, ne valait pas, pour ainsi
dire, tripette tout en s’en mettant, dit-on, plein la lampe. La fête gastronomique
qui entrait dans son ventre démentait le deuil conceptuel qui sortait de sa
parole. Comme les toros sont sensible à la crédibilité et qu’ils ont, outre une
bonne mémoire, un sens aigu de la cohérence ils ont puni l’arrière petit neveu
d’Arthur là où le grand-oncle avait péché. Félix Veglio
Kutman Schopenhauer plus connu comme torero mexicain sous le nom de Félix
Guzman, recevra dans sa brève carrière de novillero un coup de corne dans la
bouche, un autre dans l’estomac. Avant que,
d’une cornade dans le triangle de Scarpa qui est celui des Bermudes des toreros,
Reventon, novillo gris de Heriberto Rodriguez, ne l’envoie le 30 mai 1943 dans
la plaza el Toreo de Mexico dans un monde qui ne pouvait être que meilleur si l’on
suit la philosophie d’Arthur. Il mourra d’une septicémie le 2 juin. Reventon,
de reventar, crever, éclater, avait, lui, poussé au bout une
logique, celle de son nom, en envoyant celui que les mexicains appelaient
« el Torero Niño » dans la tombe et dans l’oxymoron. Le malheur est tombé
sur Félix Guzman pour mieux contredire son prénom qui réquisitionnait étymologiquement
le bonheur. Il avait 20 ans. Il était marié et sa femme, Carmen, donnera
naissance à un fils mort comme pour donner raison au philosophe de « Le Monde comme
Volonté et comme Représentation » qui pensait que « la souffrance est le fond de
toute vie. » Il
était né d’un père italien et d’une mère allemande donc dans le quartier
populaire de Mixcoac à Mexico. Il était blond, frisé, fragile et pauvre. Sa
mère faisait des ménages et tournait autour des arènes d’el Toreo lorsque son
fils y toréait en priant et en demandant anxieusement aux portiers ce qui se
passait lorsqu’elle entendait les cris du public.
Dans son ouvrage « Mexico diez
veces llanto » Fernando Vinyes évoque Félix Guzman comme un torero pur,
brillant, classique, fin, courageux, doté d’une belle main gauche mais d’une
technique limitée qui le mettait à la merci des toros. D’où de nombreux coups
de corne. Le 18 août 1941 au lendemain de sa faena devant Tucito, un novillo de
Rancho Seco, le critique de « el Redondel » parlera de « la faena
miraculeuse de Félix Guzman. » Miraculeuse et sanglante.Tucito lui avait
mis un coup de corne dans le ventre. Quinze jours avant les arènes d’el Toreo
étaient pleines pour le voir toréer et un novillo de Coaxamalucan l’avait
blessé dans la bouche. Il était resté en piste parce que c’est ainsi que les
toreros parlent. Comme le 30 mai 1943 il restera en piste, tuera Reventon, fera
même une vuelta avant de partir à l’infirmerie où les médecins qualifieront sa
blessure, une trajectoire de 20 centimètres, de grave mais pas de gravissime.
Ils prévoyaient même un temps de guérison d’une vingtaine de jours. C’était
sans compter la gangrène, le sort, la cruauté de la vie ou « la volonté » définit
par Schopenhauer comme principe métaphysique, comme puissance éternelle,
insoumise à la raison, sans fondement, sans explication, sans condition,
irrationnelle, aveugle et sans finalité. Après la mort du « Niño Torero »
on pouvait croiser sa mère, devenue folle, errant dans les rues de Mexico et demandant
inlassablement aux passants « mon fils, mon fils, où est mon
fils ? ».
Schopenhauer désignait la tragédie comme « forme
supérieure du génie poétique » et lui donnait pour objet « de nous
montrer le côté terrible de la vie, les douleurs sans nom, les angoisses de
l’humanité. »
Jacques Durand