Le Toro est un éclair

Ce n’est décidément pas de bruit dont il est question dans la tauromachie mais de silences. De silences que traversent quelques fureurs muettes. Le toro achemine ce fracas sans mot dire. La fureur silencieuse, taciturne, du toro n’est pas une invention littéraire, une facilité poétique, mais une évidence qui fonde la fascination qu’il exerce sur tous. Sur ceux qui le regardent, sur ceux qui l’élèvent, sur ceux qui le toisent, sur ceux qui le tuent. On s’imprègne de toro comme on s’enveloppe de silence. Le toro est de l’enfoui qui remonte à la surface et fait des ronds dans la conscience avec une délicate violence. Personne ne sait pourquoi son silence attire tant les mots et les mouches. Si tant de paroles accompagnent la description maniaque de sa robe, de son format, de ses cornes, de son comportement, c’est comme lorsqu’on parle tout seul dans le noir : pour apprivoiser l’inconnu.
Le toro se bat et meurt bouche cousue. Ce mutisme est l’impôt de sa bravoure qui est, elle, éloquente. Ce qu’elle énonce en faisant jaillir des petites vagues de sable sous son galop est lointain, indéchiffrable, obscur et solaire mais s’adresse à nous ; croit-on. Elle semble dire : pourquoi vous donnez-vous tant de peine pour me tromper, pour m’abuser bêtement avec des portes coulissantes, des feintes de corps, des cris, des jeux d’ombre, des chuchotements, des airs entendus, des reflets d’or sur vos habits, des signes complices entre vous, des étoffes qui s’ouvrent, se ferment, disparaissent comme le rideaux d’un théâtre subreptice ? Pourquoi tant de manigance dans mon dos ; pourquoi tant de discours autour de mon laconisme ; pourquoi tant de papiers à cigarette jalousement roulés en boule entre deux doigts autour de mon si prévisible avenir ?
Le toro est un bloc noir de mystère qu’on mystifie et -qui sait ?- les toreros ne sont pour lui que quelques interrogations confuses et miroitantes qu’un sort lui oppose et qui le tuent. Mystifier un mystère, ce n’est pas le dévoiler. C’est juste le circonscrire. Mais s’il est difficile d’imaginer le toro comme une victime, il est aussi difficile de l’imaginer comme un bourreau. En réalité il est difficile de l’imaginer tout court. C’est une victime qui peut tuer sans haine, un bourreau qui meurt avec une poignante candeur de peluche. L’ingénuité du toro est terrible. Elle porte la frayeur. Elle est aussi angoissante que la volonté lisse, métallique, irrévocable, tragique et allègre d’un torero partant s’agenouiller sous les aiguilles de l’horloge, devant le trou noir d’un toril, pour attendre qu’un toro, ébloui et neuf, s’arrache des couloirs sombres et des poumons souterrains en brique, bois, fer, ciment , d’une plaza. Le toro vient du noir en silence. Son galop est sans bruit, étouffé, sauf sur les pistes trop dures, indiscrètes même, où son pas claque avec un curieux son de bois sec et  mort. Il se déplace comme un voleur dans une église. Souple, solitaire, tendu, impromptu. Un guetteur colérique ou las ou circonspect ou usé ou désabusé ou enthousiaste. Il vient, c’est tout. Dans sa mémoire, des arbres, des feuilles, la chaleur en nappe de Médina Sidonia, l’herbe verte et électrique de Fuenteguinaldo, quelques voix d’hommes graissées par le tabac, les hirondelles du soir…
Le danger de la bravoure qui tourne dans le toro est comme un nuage lourd sur le point d’éclater. Son innocence cache un remous de meurtres sans préméditation. La bravoure fait violence. Cette violence est ténébreuse, naïve, à fleur de peau. D’étranges hiéroglyphes en zigzags sur leur peau, des étoiles biscornues sur leur cuir paraphent leur angélique brutalité. Leur placidité n’est que du dangereux en léger sommeil, et le sommeil des toros est plus que léger. Leur paix n’est pas de la guerre éteinte mais de la guerre sur le qui-vive. Elle se tient à la frontière de leurs caprices, prête à taper sur tout et d’abord sur eux-mêmes. Peluquero, Pañolero, Barbudo, Perdigon, Enamorado, Perlita, Islero, Granadino, Fandanguero, Burlero, Avispado, Media-luna, Pajarito, Desertor, Cascabel, Cucharero, Pocapena, Estudiante, Farolero, Sordito, Bailador, Solitario, les toros qui tuent sont des déserteurs, des amoureux, des grelots, des danseurs, des étudiants, des coiffeurs de demi-lune, des chanteurs de fandangos, des petites perles sourdes et solitaires qui tuent violemment sans haine. Par devoir. Parce que, parce que.
Chuchotis, pénombre, regards ailleurs, juste avant les corridas les patios de caballos sont de baroques salles d’attente où le paroxysme fait tapisserie sous les gestes faussement insignifiants des toreros. Fixer un point sur un mur, retoucher sa cravate, faire semblant de reconnaitre un parfait inconnu, répondre bêtement à des questions bêtes, regarder ses zapatillas. Ruses, gris-gris, façon de faire le vide. Le torero ne fait pas le vide. Il est poreux. S’il se creuse c’est pour se remplir du toro comme élément, air, oxygène. S’il s’absente c’est pour accueillir cette présence : le toro. Le toro dévore la tête de ces jeunes hommes en vert et or, tabac et or, grenat et or, hier masticateurs de chewing-gums, coureurs de discothèques, tripoteurs d’iPhone et qui  là, maintenant, sont plus seuls que la solitude. Personne à ce moment-là ne peut se mettre à leur place. Ils sont collés au mur comme des mouches que la langue de feu de la corrida va avaler.
Le toro est une pierre noire lancée dans les arènes en pierre de Ronda. Le toro est fait de silex et de rage. Le toro Peléon et le toro Piano sifflent et ricochent comme des pierres pour mieux gicler contre les picadors. Des cailloux jetés contre des murs traîtres : durs et mous. La bravoure est lisse et coupante comme un galet. On lui oppose des glissements, de la dérobade, la souplesse fuyante des tissus, la ruse. Elle veut heurter, on la filtre, on l’évacue, on la conduit. Elle finit piquée comme un papillon sur la pointe d’une épée courbe. Courbe et fourbe. C’est sa bravoure qui fait ricocher le toro le long des passes. La légitime colère du toro a la fragilité du verre. «Se raja». Les toreros regardent sans ciller ces lourdes guerres qui déboulent vers eux. Toros de combat, menaces de guerre ? Oui, non. La tauromachie part de la discorde pour trouver l’assonance. «Acoplarse,» s’accoupler disent les toreros. Et, dedans, on entend couple et «copla». Ici les contraires doivent se fondre sans s’exclure : toros noirs, habits de lumières.
L’harmonie est la finalité de ces antagonismes même lorsque César Ríncon et Bastonito se jettent l’un contre l’autre à Madrid pour détruire l’autre en se détruisant soi. Pour chacun, dans cette lutte épaisse, il fallait transformer ses incertitudes en convictions et la férocité réciproque en rendez-vous où personne ne voulait se rendre. Toréer c’est négocier. D’abord avec sa peur, puis avec la peur de l’autre, la peur de la peur du toro. Toréer est une ardente diplomatie. Chacun fait du chemin vers l’autre. Chacun vainc ses propres réticences. On s’est rencontrés, dit le torero, et maintenant que je t’ai persuadé, je te tue. La corrida n’a pas son pareil pour coudre dans le même sac, dans un après-midi, en une minute, les sentiments et les pulsions les plus contraires. Elle ramasse tout dans sa vieille main : le brutal et le subtil, l’abattement et l’exaltation, l’agile et le pesant, ce qui s’écrase et ce qui se volatilise.
Elle mêle le raffinement avec la sueur, le fer blanc avec le satin, le lent avec le brusque. Elle donne à des adolescents souples des allures d’adultes compassés et sans âge. Elle est vieille comme la poussière et fraîche  comme un «chico»de onze ans qui met son menton dans l’échancrure de sa chemise, rentre son ventre maigre parce que la corne d’un toro invisible, mais que lui seul voit, va frôler sa ceinture.
La tauromachie est une cosmogonie. Un choc d’astres. Manolete était de la lune, Arruza son ami et rival, du soleil. Dámaso Gonzalez est de la terre. La couleur de Belmonte ? La couleur du spleen ; plomb et argent. Le plomb dont on fait les balles pour tuer sa légende et son mythe en fin d’après midi, dans les terres monotones d’Utrera, un whisky à la main, un fandango de Huelva aux lèvres, en toute logique. Bam. Joselito El Gallo était plus léger que l’air. Mais les toros peuvent éventrer les toreros gracieux qui y logent. Le toro Bailador, de la veuve Ortega, tue, à Talavera de la Reina, le torero Joselito, fils de Gabriela Ortega, bailadora. Passer inaperçu est la malédiction des tauromachies imperceptibles. Celles de la difficile facilité. Celles qui conduisent l’éléphant avec un cheveu. Certains toreros portent cette finesse presque invisible jusque dans la précieuse musique de leur nom : José Mari Manzanares.
Pour les critiques taurins El Cordobés sentait le roussi. Normal. Il allumait des incendies. Il en sortait indemne mais tout fumant. Ses corridas avaient une odeur de pinède calcinée. Les arènes de Bilbao brûleront pour de bon après son passage. Enrique Ponce trace des toiles d’araignées autour des toros. Il tire son élégance de la distinction même de sa technique. Il conclut ses calligraphies par la passe dite «de l’éventail» comme on époussette, en passant, un objet d’art, ou comme on donne un léger coup de chiffon sur la perfection d’une machine. La décomposition d’elle-même et la bouleversante esthétique du sublime bancal, de l’évanouissement hoquetant de la forme et qui laisse, magiquement, à désirer : Rafael de Paula à Jerez de la Frontera, en mai 1985, extermine sa tension dans la langueur. Autrement dit, la faïence de la défaillance. Là où Ponce déroule son fil, José Miguel Arroyo «Joselito» est elliptique. Avec les toros il ne batifole pas. Jamais. Il expose sans ostentation mais sans la cacher l’ombre mélancolique qui est en lui. Un jour c’est elle qui le ronge. Une autre fois c’est lui qui lui fait la peau. Il ne revient jamais à la barrière indemne. Dans sa «larga cordobesa» rôde le vertige de l’inerte et l’ambition d’être statufié. Elle a un devenir de fleur séchée.
L’esprit de la Castille ? José Tomás cadastre son territoire. Quelques centimètres carrés. Une brique ferait l’affaire. Dedans, l’air se raréfie. Dans ce réduit, sur ce gril, il confronte le style avec le létal. A force d’exposer son corps il le rend invisible. Puis, il prend sa muleta dans sa main gauche et se suicide lentement, en toute sérénité pendant que les aficionados bouleversés de Barcelone agitent des mouettes froissées.

Jacques Durand

Texte de 2001 paru dans "Toros Bravos" pour des dessins de Claude Viallat. (Editions Jannink)