Le toro est un bloc noir
de mystère qu’on mystifie et -qui sait ?- les toreros ne sont pour lui que
quelques interrogations confuses et miroitantes qu’un sort lui oppose et qui le
tuent. Mystifier un mystère, ce n’est pas le dévoiler. C’est juste le
circonscrire. Mais s’il est difficile d’imaginer le toro comme une victime, il
est aussi difficile de l’imaginer comme un bourreau. En réalité il est difficile
de l’imaginer tout court. C’est une victime qui peut tuer sans haine, un
bourreau qui meurt avec une poignante candeur de peluche. L’ingénuité du toro est
terrible. Elle porte la frayeur. Elle est aussi angoissante que la volonté
lisse, métallique, irrévocable, tragique et allègre d’un torero partant
s’agenouiller sous les aiguilles de l’horloge, devant le trou noir d’un toril,
pour attendre qu’un toro, ébloui et neuf, s’arrache des couloirs sombres et des
poumons souterrains en brique, bois, fer, ciment , d’une plaza. Le
toro vient du noir en silence. Son galop est sans bruit, étouffé, sauf sur les
pistes trop dures, indiscrètes même, où son pas claque avec un curieux son de
bois sec et mort. Il se déplace comme un
voleur dans une église. Souple, solitaire, tendu, impromptu. Un guetteur
colérique ou las ou circonspect ou usé ou désabusé ou enthousiaste. Il vient,
c’est tout. Dans sa mémoire, des arbres, des feuilles, la chaleur en nappe de
Médina Sidonia, l’herbe verte et électrique de Fuenteguinaldo, quelques voix
d’hommes graissées par le tabac, les hirondelles du soir…
Le danger de la bravoure
qui tourne dans le toro est comme un nuage lourd sur le point d’éclater. Son
innocence cache un remous de meurtres sans préméditation. La bravoure fait
violence. Cette violence est ténébreuse, naïve, à fleur de peau. D’étranges hiéroglyphes
en zigzags sur leur peau, des étoiles biscornues sur leur cuir paraphent leur
angélique brutalité. Leur placidité n’est que du dangereux en léger sommeil, et
le sommeil des toros est plus que léger. Leur paix n’est pas de la guerre éteinte
mais de la guerre sur le qui-vive. Elle se tient à la frontière de leurs
caprices, prête à taper sur tout et d’abord sur eux-mêmes. Peluquero,
Pañolero, Barbudo, Perdigon, Enamorado, Perlita, Islero, Granadino, Fandanguero,
Burlero, Avispado, Media-luna, Pajarito, Desertor, Cascabel, Cucharero, Pocapena,
Estudiante, Farolero, Sordito, Bailador, Solitario, les toros qui tuent sont des
déserteurs, des amoureux, des grelots, des danseurs, des étudiants, des
coiffeurs de demi-lune, des chanteurs de fandangos, des petites perles sourdes
et solitaires qui tuent violemment sans haine. Par devoir. Parce que, parce
que.
Chuchotis, pénombre,
regards ailleurs,
juste avant les corridas les patios de caballos sont de baroques salles
d’attente où le paroxysme fait tapisserie sous les gestes faussement
insignifiants des toreros. Fixer un point sur un mur, retoucher sa cravate,
faire semblant de reconnaitre un parfait inconnu, répondre bêtement à des
questions bêtes, regarder ses zapatillas. Ruses, gris-gris, façon de faire le
vide. Le torero ne fait pas le vide. Il est poreux. S’il se creuse c’est pour
se remplir du toro comme élément, air, oxygène. S’il s’absente c’est pour
accueillir cette présence : le toro. Le toro dévore la tête de ces jeunes
hommes en vert et or, tabac et or, grenat et or, hier masticateurs de chewing-gums,
coureurs de discothèques, tripoteurs d’iPhone et qui là, maintenant, sont plus seuls que la
solitude. Personne à ce moment-là ne peut se mettre à leur place. Ils sont
collés au mur comme des mouches que la langue de feu de la corrida va avaler.
Le toro est une pierre
noire lancée
dans les arènes en pierre de Ronda. Le toro est fait de silex et de rage. Le
toro Peléon et le toro Piano sifflent et ricochent comme des pierres pour mieux
gicler contre les picadors. Des cailloux jetés contre des murs traîtres :
durs et mous. La bravoure est lisse et coupante comme un galet. On lui oppose
des glissements, de la dérobade, la souplesse fuyante des tissus, la ruse. Elle
veut heurter, on la filtre, on l’évacue, on la conduit. Elle finit piquée comme
un papillon sur la pointe d’une épée courbe. Courbe et fourbe. C’est sa
bravoure qui fait ricocher le toro le long des passes. La légitime colère du
toro a la fragilité du verre. «Se raja». Les
toreros regardent sans ciller ces lourdes guerres qui déboulent vers eux. Toros
de combat, menaces de guerre ? Oui, non. La tauromachie part de la
discorde pour trouver l’assonance. «Acoplarse,» s’accoupler
disent les toreros. Et, dedans, on entend couple et «copla». Ici
les contraires doivent se fondre sans s’exclure : toros noirs, habits de lumières.
L’harmonie est la
finalité
de ces antagonismes même lorsque César Ríncon et Bastonito se jettent l’un
contre l’autre à Madrid pour détruire l’autre en se détruisant soi. Pour
chacun, dans cette lutte épaisse, il fallait transformer ses incertitudes en
convictions et la férocité réciproque en rendez-vous où personne ne voulait se
rendre. Toréer c’est négocier. D’abord avec sa peur, puis avec la peur de
l’autre, la peur de la peur du toro. Toréer est une ardente diplomatie. Chacun
fait du chemin vers l’autre. Chacun vainc ses propres réticences. On s’est
rencontrés, dit le torero, et maintenant que je t’ai persuadé, je te tue. La corrida n’a pas son
pareil
pour coudre dans le même sac, dans un après-midi, en une minute, les sentiments
et les pulsions les plus contraires. Elle ramasse tout dans sa vieille
main : le brutal et le subtil, l’abattement et l’exaltation, l’agile et le
pesant, ce qui s’écrase et ce qui se volatilise.
Elle
mêle le raffinement avec la sueur, le fer blanc avec le satin, le lent avec le
brusque. Elle donne à des adolescents souples des allures d’adultes compassés
et sans âge. Elle est vieille comme la poussière et fraîche comme un «chico»de onze ans qui
met son menton dans l’échancrure de sa chemise, rentre son ventre maigre parce
que la corne d’un toro invisible, mais que lui seul voit, va frôler sa
ceinture.
La tauromachie est une
cosmogonie.
Un choc d’astres. Manolete était de la lune, Arruza son ami et rival, du
soleil. Dámaso Gonzalez est de la terre. La couleur de Belmonte ? La
couleur du spleen ; plomb et argent. Le plomb dont on fait les balles pour
tuer sa légende et son mythe en fin d’après midi, dans les terres monotones
d’Utrera, un whisky à la main, un fandango de Huelva aux lèvres, en toute
logique. Bam. Joselito El Gallo était plus léger que l’air. Mais les toros
peuvent éventrer les toreros gracieux qui y logent. Le toro Bailador, de la
veuve Ortega, tue, à Talavera de la Reina, le torero Joselito, fils de Gabriela
Ortega, bailadora. Passer inaperçu est la
malédiction
des tauromachies imperceptibles. Celles de la difficile facilité. Celles qui
conduisent l’éléphant avec un cheveu. Certains toreros portent cette finesse
presque invisible jusque dans la précieuse musique de leur nom : José Mari
Manzanares.
Pour
les critiques taurins El Cordobés sentait le roussi. Normal. Il allumait des
incendies. Il en sortait indemne mais tout fumant. Ses corridas avaient une
odeur de pinède calcinée. Les arènes de Bilbao brûleront pour de bon après son
passage. Enrique Ponce trace des toiles d’araignées autour des toros. Il
tire son élégance de la distinction même de sa technique. Il conclut ses calligraphies
par la passe dite «de l’éventail» comme on époussette, en passant,
un objet d’art, ou comme on donne un léger coup de chiffon sur la perfection
d’une machine. La décomposition
d’elle-même
et la bouleversante esthétique du sublime bancal, de l’évanouissement hoquetant
de la forme et qui laisse, magiquement, à désirer : Rafael de Paula à
Jerez de la Frontera, en mai 1985, extermine sa tension dans la langueur.
Autrement dit, la faïence de la défaillance. Là où Ponce déroule son fil, José
Miguel Arroyo «Joselito» est elliptique. Avec les toros il ne
batifole pas. Jamais. Il expose sans ostentation mais sans la cacher l’ombre
mélancolique qui est en lui. Un jour c’est elle qui le ronge. Une autre fois
c’est lui qui lui fait la peau. Il ne revient jamais à la barrière indemne.
Dans sa «larga cordobesa» rôde le vertige de l’inerte et
l’ambition d’être statufié. Elle a un devenir de fleur séchée.
L’esprit de la
Castille ? José Tomás cadastre son territoire. Quelques centimètres carrés. Une
brique ferait l’affaire. Dedans, l’air se raréfie. Dans ce réduit, sur ce gril,
il confronte le style avec le létal. A force d’exposer son corps il le rend
invisible. Puis, il prend sa muleta dans sa main gauche et se suicide
lentement, en toute sérénité pendant que les aficionados bouleversés de Barcelone
agitent des mouettes froissées.
Jacques
Durand