Le Torero est un paratonnerre


C’est le voyage le plus long
, quelques dizaines de mètres, de la planète des toros. C’est celui qui mène du burladero des toreros au toril. C’est le voyage du torero qui part à porta gayola attendre à genoux la foudre d’un toro qui va passer en un éclair, comme dit le poncif et pour justifier l’intitulé électrique de cet exposé discontinu. Aller simple. Le retour n’est jamais assuré et Pepe Luis Vargas en avril 1987 n’est jamais revenu intact de son voyage vers le toril de la Maestranza et le toro Fantasmon. Il l’a payé de sa carrière comme Jésus Franco Cardeño l’a, plus tard, payé de son œil. On peut imaginer à cet instant les pensées du torero. Elles ne doivent pas être éloignées de ce questionnement qui ronge  Fernando Cruz dans les patios de caballos juste avant que la corrida n’éclate comme la trompette du jugement dernier : « Quien me habra mandado a mi meterme en este embolado con el mal que estoy pasando ». Traduction brutale : «Qu’est ce que je fous ici, qui m’impose ce putain de sale moment  qui me tord les tripes.» 
Qui ? Personne, lui-même, quelque chose ou plutôt quelqu’un en lui-même. Et qui le cannibalise. Un Fernando Cruz caché derrière un autre Fernando Cruz et qui veut expier on ne sait trop quoi en allant, forcé et à la fois de son plein gré, au devant de plus de 500 kilos de tracas divers, negros mulatos, salpicados, bragados, meanos, castaños,aleonados, acochinados  etc. 
Dans le patio de caballos, ce lieu de la transmutation  comme l’écrit José Carlos Arevalo, le torero se vitrifie, devient opaque. Il appuie sur le commutateur.Il passe dans la lumière aveuglante. Il est comme un arbre de Noël livide et glacé. L’imminence brûlante du toro le gèle malgré la fournaise.Plus d’échappatoires. Ses péons l’entourent pour le protéger ou l’empêcher de filer. L’indécision, ce luxe, n’est plus de mise. L’individu X ou Y est, à ce moment là,  à la lisière de ce qu’il devient, un torero, et aux confins de ce qu’il était tout à l’heure : un simple jeune homme. Contre ce mur dans quoi il essaye de disparaître il est comme épinglé, voire incarcéré. Le voilà dans une sorte de non lieu parce qu’il est désormais un homme de nulle part, et plus comme nous de toutes façons. Alors  il se débrouille comme il peut avec le crabe intérieur mais, entre la fausse décontraction et une pseudo indifférence,  le devoir de faire bonne figure lui impose ce port de l’angoisse sous quoi court l’aristocratique jubilation de la singularité. On se dit alors que ces forçats de l’imperturbable, pourraient signer ces lignes du dandy Paul de Molène combattant en 1854 dans la guerre de Crimée : «Il arrivait bien rarement cependant que quelque obus ou quelque boulet ne passât point au dessus de notre table. Nous aurions eu mauvaise grâce à nous plaindre de ces projectiles qui faisaient toute l’originalité et toute l’élégance du festin.»
 Dans le patio de caballos le torero n’est plus Pedro ou Antonio fils de Pedro et Maria ou d’Antonio et Pepa mais il est l’objet d’un festin voyeuriste. Il est une proie bloquée contre une falaise sur quoi butent les fausses confidences, les micros, les double focales, les salamalecs, les compliments hypocrites, les encouragements à se faire tuer, les dames endimanchées, des messieurs huilés, la vulgarité de la pâmoison. Un novillero le confessait à l’écrivain José Maria Requena : «à ces moments là, je pense toujours que mes compagnons et moi sommes enfermés dans un linceul luxueux.» On peut ne pas raffoler de cette suerte de la porta gayola que ne pratique pas Cruz. Mais elle apparaît comme une proclamation, une affirmation. La proclamation d’un moi torero, d’un moi pur, hors d’atteinte parce que s’abandonnant au danger. Le torero, à genoux, pourrait  illustrer  le «je suis moi» du  philosophe Fichte.  «Yo soy yo».  Je suis moi mais malgré moi. En 1971 Luis Parra «Jerezano» torée des Victorino Martín à Madrid. Macareño a déjà pris un coup de corne.Il est à l’infirmerie. Jerezano aussi. Il est à l’infirmerie et s’en échappe. Le toro qui va sortir est pour lui. Il part l’attendre à porta gayola. Le torilero refuse d’ouvrir la porte du toril. Il y a déjà eu trop de cornades. Jerezano l’engueule : «ouvre la porte parce que je fonds de peur.» Mais celui qui fond ce n’est pas Jerezano c’est Luis Parra.
On a évoqué, ici, les divers territoires où se déploient les tauromachiesLa Camargue, les Landes, le Mexique On peut  ajouter un autre : le  territoire Comanche ; à savoir, une intense zone de déflagrations possibles, un champ de mines, le territoire du danger. Un piège, une perdition. Pour mémoire, le territoire Comanche avant d’être un film était, du Colorado au Rio Grande, cette aride contrée peuplée d’indiens impitoyables et de serpents à sonnette où le risque pouvait surgir tout à coup et de tous cotés. A sa frontière l’instinct de survie et la simple raison commandaient de tourner le dos ou de lever le pied. Lever le pied c’est ce que ne fait pas, on le sait, le bon torero. Pendant le siége de Sarajevo le territoire Comanche était, pour les reporters de guerre et les habitants, ce secteur où, à sa fantaisie, un sniper pouvait vous descendre, ou simplement vous blesser et vous laisser agoniser quelques heures pour son plaisir. Le torero se tient, sans piétiner, dans les avenues de Sarajevo et le désert du Colorado. Sans piétiner parce que l’impérieuse contrainte de l’actuelle esthétique tauromachique interdit le piétinement. Il se tient immobile et droit comme  une provocation, en toute responsabilité  ou irresponsabilité. Il a l’obligation d’agir sans bouger comme dans le zen et les arts martiaux où c’est au fond du non mouvement et de la tranquillité que naît l’efficacité. 
Le torero défie la foudre de la responsabilité, la recherche,  la provoque, s’y plie et s’habille avec un anachronisme plus qu’ostensible pour mieux l’attirer sur lui. Mais l’anachronisme de l’habit de lumières n’est que le signe de l’intemporalité, peut-être illusoire, à quoi visent l’intrigue taurine et ses servants. Les lumières de l’habit ne sont pas alors celles de la raison commune mais plutôt celles, coercitives mais orgueilleuses, d’une raison supérieure et déraisonnable, sa raison d’être, et leurs mille reflets micacés sont les lueurs des orages qui tournent au dessus de ce qu’il prescrit. Morante de la Puebla expliquait bien ce double mouvement contraire  après sa fameuse porta gayola, le 23 avril 2007, à Séville. Contraint par l’hostilité extérieure qui avait salué son échec à son premier toro, il avait transgressé son goût, sa conception, son être et certainement son intimité pour aller s’agenouiller devant le toril et réaliser, avec souffrance, son moi torero. Ce qui l’avait rempli de fierté. Qu’est ce que la foudre pour un torero ? C’est son être, c’est le toro, c’est l’opinion publique circulaire à quoi, dans le rond de l’arène, il est condamné à faire face, toujours, c’est sa vergüenza. C’est ce devant quoi il se dresse en toute conscience.
Toréer c’est exclure l’indétermination, abolir l’équivoque, mettre ses doigts dans la prise électrique, s’enfermer dans l’intransigeance, s’obliger, se vêtir de préceptes. Le Fernando Cruz qui se mord les doigts dans les patios de caballos interroge une dernière fois, et pour la répudier, sa fausse liberté de choisir. Il n’a pas le choix. Il ne l’a plus. Il l’a voulu ainsi. Le Fernando Cruz qui s’interroge sur sa légitimité à se ronger les sangs s’incline toujours devant le Fernando Cruz asservi par son irrépressible vocation de torero qui renaît à ce moment là en lui. Dans ce tourment et,  en attendant le toro,  il mord son capote comme on mord sa chaîne. Pour vérifier qu’elle est solide. Le torero colombien El Puno mettait lui son point d’honneur à aller visiter les cimetières des villes où il toréait. Son chauffeur refusait de l’y accompagner.
L’arrogance du torero est son carburant et sa seconde nature, celle qui remplace l’autre. De ce fait, même quand il semble excéder son devoir de réserve, le torero reste torero, n’outrepasse pas son être, et au contraire, l’accomplit. Plus il est arrogant, plus il est lui. Ainsi le torero Miguel Abellan qui investit son argent dans l’élevage d’autruche a un sacré estomac. Le 25 juillet 2006 à Barcelone, mécontent de voir que le président de la course avait renvoyé les picadors quand lui estimait que son toro devait recevoir une autre pique, il est allé lui brinder son combat en lui balançant : «Voyons si à nous tous nous ferons de vous un bon aficionado.»
Le torero n’est ni soumis au devoir de réserve ni à la civilité commune. Dans une corrida à Salamanque Roberto Dominguez parti pour brinder un toro dira au ministre de la justice Fernando Ledesma qui s’était levé de son siège de se rasseoir. L’honneur n’était pas pour lui mais pour son voisin de gradin.
Le 17 mai 1949 à Las Ventas, Luis Miguel Dominguín, au cours d’une passe en rond donné au toro Sacristan, lève bien haut son index : «Je suis le numéro un.» Il niera plus tard l’avoir dit. Il reconnaîtra seulement l’avoir pensé très fort. Si fort que Las Ventas l’a entendu et jusqu’aux gradas altas. Ce doigt paratonnerre coupe le ciel en deux et viole une évidence : Luis Miguel à cette époque est sans conteste le numéro uno. Mais la tauromachie fait naturellement scandale même lorsque elle étale ses propres évidences, pour mieux les transgresser. Une partie du public l’ovationne, une autre le conspue. Plutôt que l’image orageuse le critique Clarito emploiera la métaphore océane pour dire le climat des arènes.  Il évoquera «les vagues d’enthousiasme et de colère qui s’entrechoquaient comme la mer.» Mais il s’agit toujours de tempête et de résistance et on se souvient peut-être du surnom du torero mexicain Carlos Villanueva  foudroyé par un toro à Parras au Mexique : «Relampaguito», Petit Éclair ; ou encore de celui de Lorenzo Garza : «El Ave de las Tempestadas» , l’Oiseau des Tempêtes.
Tempête comme la bronca qui balaie la piste de Pampelune le 13 mai 1965. Au milieu, Manuel Benitez El Cordobés. À la fin de la corrida il reçoit sur la tête tous les sandwichs de la Navarre, tous les restes de la gastronomie locale  et tous les coussins verts sombres  de la Casa de Misericordia et de l’Opus Dei réunis. Il s’arrête, il torée les coussins avec sa montera. On notera comme allégorie paradoxale que, cet après midi là, la colère sans miséricorde de Pampelune jetait toute sa boustifaille en piste comme pour y enterrer  l’ancien mort de faim et que le cyclone de Palma del Rio était victime d’un ouragan. On notera encore que cet après midi là El Cordobés n’a jamais été plus torero qu’a ce moment précis où il  essuyait les foudres de Pampelune sur l’acier trempé de son impassibilité. La dignité de son insolence exorcisait l’échec et ce ciel peu miséricordieux qui lui tombait sur la tête avec des morceaux de thon à la tomate. Dans sa préface  au texte de Tierno Galván «Los toros acontecimiento nacional» le duc d’Albe regrettait que, à propos de la bronca, «cette vieille impatience espagnole»,  je cite Bergamín, «qui hausse la pensée au degré de la colère», l’auteur  n’ait pas utilisé un terme théologique plus adéquat. Celui d’outrage. Le torero soumis à la bronca a fait outrage au ciel de la morale taurine et à la «hombría», et face au ciel déchaîné de la morale taurine et à sa divine colère qui dévale des tendidos, il se redresse, lève le bout de son épée, et pare la foudre par la grâce de son esprit de pointe.
A ce moment là de défi et de sédition et beaucoup plus que pour les raisons anecdotiques de séduction qu’on lui attribue,  le torero est le plus proche d’une  figure universelle : la figure de Don Juan.

Jacques Durand

Texte pour le colloque « D’un taureau l’autre », Nîmes, 2007



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