Dámaso Gonzalez, portrait de l’artiste en moissonneur

Les partisans d’une tauromachie souriante, froufroutante, esthétisante et botoxée détestent Dámaso Gonzalez. Trop de sueur, trop d’ampoules dans la faena. Ils ont tort. Dámaso Gonzalez est un torero profond ; mais comme le sommeil ou l’hypnose. Il a une esthétique ; mais elle se fonde sur des valeurs ingrates. Ce type au physique cassé et à la cravate de traviole, sorte de Richard III de l’arène croit en la vertu du rabâchage. Il enchaîne sans sourciller passes sur passes. Quarante ? Cinquante ?  A Madrid le tendido 7 les lui comptait. L’esthétique Dámaso Gonzalezienne prolétaire et populiste rase le public plus chic de l’ombre. Pas étonnant. Dámaso est originaire d’Albacete capitale des couteaux et des rasoirs. Ce qui ne veut pas dire qu’il torée comme un manche. Au contraire.
Dámaso Gonzalez, 38 ans dont 17 devant les toros est peut-être le torero le plus efficace, le plus puissant et le plus dominateur de sa génération. Il réussit à force d’insistance à faire charger les bestioles les plus pétrifiées. Il serait capable avec sa grande muleta de toréer le lion de Belfort. Il impose sa façon opiniâtre, réitérative, interminable à tous les toros. Ils ressortent de ce tunnel aussi hébétés qu’un bœuf en daube après 24 heures de cocotte-minute. Pour relever un peu la sauce et réveiller les gradins il esquisse un pas de cha-cha-cha dans les cornes avec un courage qui fait dresser les cheveux sous les sombreros ; ou passe lentement devant la tête de son adversaire en agitant sa muleta derrière son dos. Il fait le pendule et la suerte exprime bien la longueur monotone et somnifère de son travail. On y entend le tic tac des comtoises et la mélancolie de l’angélus ; on voit, au travers, le tableau de Millet.
Cependant l’art de Dámaso Gonzalez témoigne d’une certaine émotivité voire d’une weltanschauung qui renvoie à la sensibilité culturelle ou, mieux «agriculturale» qui l’a produit. Le toreo lent, sculptural, savoureux et nombriliste de Curro Romero est à l’image de Séville. La façon hautaine, ordonnancée, architecturée de Julio Roblès peut faire penser à Salamanque et à sa Plaza Mayor. L’art rude, rustique, répétitif, terrien de Dámaso González, héros de la petite paysannerie de la Mancha, ne pouvait sans doute éclore qu’à Albacete, ville sans charmes ni coquetterie mais capitale solide d’une province aussi plane que la muleta de son maestro. Entre lui et les toros il y a des histoires de terre.
Dámaso torée inlassablement comme ses compatriotes labourent ou sarclent. Il ne coupe pas les oreilles, il les moissonne, il les engrange, il les compte à la fin de la saison. Tant d’oreilles à l’hectare. Il ne fait pas des passes, il creuse des sillons qui renvoient aux belles rides de son visage. Et, lorsqu’il «trague», il tire, il force un toro récalcitrant, sans charge, caillouteux, presque à l’arrêt, on dirait qu’il arrache de la mauvaise herbe. Ou qu’il le trait .Il y a des fonctionnaires du toréo, des funambules du toréo, des artistes du toréo, des athlètes du toréo, des clochards du toréo, des pompiers de service du toréo.
Dámaso, lui, est un paysan de la tauromachie et si, jeune, il distribuait du lait, sa tauromachie  n’est jamais bidon.

Jacques Durand

Article publié dans la revue Corrida en 1986



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