Des rouges-gorges dans la chicuelina
Dans le toreo qui est un
art rond,
la chicuelina est une figure disparate. Elle exalte la tangente et manifeste de
la schizophrénie. Celle du torero qui se replie sur lui, s’enferme dans sa
cape, s’y enroule, seul. Le
dialogue avec le toro se résume ici à un simple frôlement ponctuel qui s’ouvre
et se clôt en même temps, comme un éventail, sur un coup de vent. Bonjour,
bonsoir. Je ne fais que passer. C’est juste un flirt. Ou, mieux, une blague,
une tromperie portée à son plus haut point. Le torero offre sa cape au toro, la
lui donne «à manger», la lui met sous le nez et, clac, avec plus ou
moins de grâce, de finesse ou de lourdeur la lui retire, se l’accapare, s’en
entoure comme s’il voulait s’ensevelir dans cette illusion et devenir lui-même
illusoire. Il rend présente son absence.
De
fait, il s’enrobe d’illusion et l’on
comprend que ce pied de nez malicieux, volatil -le torero dans cette suerte se volatilise proprement- ait connu son interprétation la plus achevée chez
des garnements comme Paco Camino ou Marismeño. Il y a quelque chose de la
gaminerie dans cette chicuelina longtemps confinée dans le répertoire de la corrida
burlesque jusqu'à ce que Pacorro l’adapte à la corrida sérieuse et que Chicuelo
l’adopte en lui donnant son nom. Elle a d’ailleurs gardé de son origine
clownesque un fumet de superficialité. Les aficionados austères l’apprécient avec un léger
sourire en coin. C’est, n’est-ce pas, juste une facétie, une pirouette, un
carreau cassé, une sonatine à la portée de tous, un feston. Et le temps où elle
opère, dans un quite presque systématiquement,
souligne bien son projet : celui de la poudre aux yeux. Il s’agit bel et
bien de dissimuler sous son amabilité le dur et pénible et prosaïque travail du
quite. Amener le toro à la pique par exemple avec des façons de toupie. C’est -qui
sait ?- à cet instant là que la corrida est la plus elle-même : adolescente
et duplique. Sa dramatique tension s’évanouit
dans ce petit tour de manège, dans ce gazouillis. Pourtant, rapetisser la
chicuelina
à une joliesse hypocrite, seulement formelle, serait mal la connaitre et serait
surtout mal interpréter l’art des toreros. L’art de ceux qui se mettent tout
entier dans cette rhétorique du toreo dont leur propre sensibilité nourrit les
figures. Ceux qui livrent tout en vrac, en bloc, dans un geste. Tout :
leur caractère, leur sens de l’esthétique, leur humanité, leur façon d’être au
monde, leur regard sur eux-mêmes, leur bonne ou mauvaise humeur. Eux donc comme
style donc comme être. Les maestros lourds font des chicuelinas épaisses. La
lumière n’y passe pas. Les toreros d’art mince les font diaphanes. On y voit la
tour de l'or au travers. Les toreros bavards les accumulent, les ressassent.
Elles jacassent. Les toreros de l’effort et des travaux publics les balancent
par terre comme si c’était des sacs de ciment.
Les toreros du silence en font, de loin en loin, éclater une. Chez les profonds
elles sont lointaines, lentes et paraissent remonter à la surface. Cagancho,
disent ceux qui l’ont vu, les emplissait
de mystère, de nuit et de charbon noir. Chez Emilio Muñoz elles sont à la fois
rageuses et fragiles. Chez Manzanares, elles sont précieuses. De la porcelaine
fine.
Paco Camino, lui, y semait négligemment des rouges-gorges.
Jacques Durand