Les cameras, les doubles
focales, les zooms, les portables, les
yeux de l’ombre et ceux du soleil -19582 paires
d’yeux- la ferveur, le bruit de ruche que la passion exsude, la multitude pour un seul homme et qui est , là, un homme seul. Seul avec sa charge, seul avec ce poids des autres sur lui, seul au centre de la fourmilière barcelonaise, seul avec la radicalité de son ambition : toréer cash, toujours toréer cash. José Tomás n’a pas besoin de regarder cette dévoration qui le scrute, le mitraille, le fusille, le bouffe, le numérise. Il en entend les ressacs. Il connait sa rumeur d’avalanche. Elle le recouvre depuis longtemps. C’est une compagne. Il vit avec elle dès qu’il s’habille en torero, dès qu’il rejoint le torero qui vit en lui. C’est à dire dès qu’il rejoint l’intransigeance de sa vocation et de ses prescriptions : s’approcher du noyau le plus pur du toreo. Au cœur de ce feu qu’il a allumé il garde ce visage de banquise. Aucune œillade complice. José Tomás n’est pas un torero d’œillades. Il ne sollicite rien. On ne voit pas son jeu dans son jeu. Il ne joue pas à être lui. Il est lui. Il offre juste son moi torero. Un moi qui parait hors d’atteinte parce que, justement, abandonné au danger. Il lève à peine les yeux. Comme pour s’étonner. Comme Manolete découvrant la plaza de Mexico remplie jusqu’aux nuages : «Mais qu’est ce qu’ils me veulent ?» Qu’il soit Manolete, qu’il soit José Tomás.
Même intériorité face au
toro,
Il ne crie pas, ne tape pas du pied, ne torée pas par sommations brutales, ne
secoue pas sa muleta comme un tapis pour le faire avancer. Il ne tape pas bruyamment
sur sa poitrine comme certains, il ne lui désigne pas ostensiblement son cœur comme d’autres.
Inutile : son cœur rouge bat dans
sa muleta et tous le voient et tous l’entendent. Il ne prend personne à témoin.
Le témoin, c’est lui seul. Témoin de lui-même. Pas d’exhibition, mais, par la
douceur de ses toques et la discrétion de son approche, par son temple, il convainc le toro qu’entre eux ça va bien se passer, tu vas
voir. Il semble le lui chuchoter. Même la banda à Barcelone respecte ce
chuchotis. Elle joue sur la pointe des pieds ou pas du tout. Sa musique à lui suffit.
On pourrait presque entendre les nuages glisser dans le ciel de la Monumental où le vol planant des mouettes finit par ressembler
à une revolera en phase terminale.d’yeux- la ferveur, le bruit de ruche que la passion exsude, la multitude pour un seul homme et qui est , là, un homme seul. Seul avec sa charge, seul avec ce poids des autres sur lui, seul au centre de la fourmilière barcelonaise, seul avec la radicalité de son ambition : toréer cash, toujours toréer cash. José Tomás n’a pas besoin de regarder cette dévoration qui le scrute, le mitraille, le fusille, le bouffe, le numérise. Il en entend les ressacs. Il connait sa rumeur d’avalanche. Elle le recouvre depuis longtemps. C’est une compagne. Il vit avec elle dès qu’il s’habille en torero, dès qu’il rejoint le torero qui vit en lui. C’est à dire dès qu’il rejoint l’intransigeance de sa vocation et de ses prescriptions : s’approcher du noyau le plus pur du toreo. Au cœur de ce feu qu’il a allumé il garde ce visage de banquise. Aucune œillade complice. José Tomás n’est pas un torero d’œillades. Il ne sollicite rien. On ne voit pas son jeu dans son jeu. Il ne joue pas à être lui. Il est lui. Il offre juste son moi torero. Un moi qui parait hors d’atteinte parce que, justement, abandonné au danger. Il lève à peine les yeux. Comme pour s’étonner. Comme Manolete découvrant la plaza de Mexico remplie jusqu’aux nuages : «Mais qu’est ce qu’ils me veulent ?» Qu’il soit Manolete, qu’il soit José Tomás.
On a l’impression qu’il est
enseveli en lui,
qu’il torée pour lui, selon son propre évangile. Il torée pour lui selon son
propre évangile et c’est justement parce
qu’en toréant il s’adresse d’abord à lui-même qu’il atteint chacun au plus
profond de lui. Alors tous ces chacun en bras de chemise ou en cravate et réunis
en une foule dans la fournaise barcelonaise
lui renvoient dans la plus profonde ovation, comme une houle, leur cœur bouleversé. Parce
qu’il est lui la substance de sa création,
que sa création et lui ne sont qu’un et
qu’il contemple sa propre image dans le miroir introspectif d’une chicuelina. Chacun pressent alors qu’il n’usine pas à la chaîne des veronicas, des chicuelinas des gaoneras, des statuaires,
naturelles, trincheras etc. etc. Mais
que ces suertes naissent au fond de son être avant de se déplier, de s’ouvrir,
de s’épanouir sous les si étranges coupoles arabisantes en céramiques bleues et
blanches et sous la pendule Festina. A l’orée de la piste, au bord du début de
la corrida, sous le couteau de cette imminence, le début de la course, il fixe
ce qu’il est : torero. C’est à dire dandy.
Le dandy oppose sa
froide singularité,
le contrôle héroïque de soi, la maitrise de ses émois à la foule, au trop, à la redondance des émotions,
à la cohue, au jacassement de l’ombre et du soleil, à la clameur que fait
l’admiration, au raffut de l’attente, au tintamarre qu’engendre le désir. Quel désir ?
Le désir de le voir lui.
José Tomás à Barcelone
est comme une île nue, énigmatique et inabordable sur quoi on se rue. Lui ne laisse
rien paraître de la folie qu’il suscite ici depuis longtemps. Le «devoir d’impassibilité» dont parlait Stendhal dans «Le rouge et le noir» il se l’est collé
sur son visage de sucre, dans ses jambes de marbre prêtes à se lancer sur cet Arizona avec du sable gris comme la surface
d’une lune et pour franchir la ligne. La ligne, la frontière, il la franchit
sans sourciller avec une sorte de regard étonné. Il se plante par terre comme
il s’est planté son image de torero dans sa tête. Comme il l’a plantée dans la
nôtre. Tomás se pose sur la surface de la lune barcelonaise de la Gran Vía sans
peser. Après ses meilleures faenas on peut explorer la piste. Pas ou peu
d’indices d’une présence, d’un corps, d’un poids. Pas de ces zébrures sur sa
surface : celles que font les toreros du zapatillazo, les toreros du zig
zag, ceux qui se replacent nerveusement par petites courses plus ou moins
discrètes parce qu’ils ne dominent ni les attaques du toro ni la chamade de
leur cœur ni les flèches des comanches ni les serpents à sonnette de leurs
hésitations. Lui se transforme en minéral ou en métal ou en arbre. Il l’a dit
un jour dans une phrase devenue culte : les jours de corrida il laisse son
corps à l’hôtel. On peut en déduire, même si c’est son corps qui prend à
l’occasion les coups de corne et perd
son sang qu’il veut devenir seulement son capote ou sa muleta, de la même façon
que le Glenn Gould du «Le naufragé» de Thomas Bernhard a juste le désir d’être, non pas un pianiste,
mais un piano, son Steinway, pour se passer de ce Glenn Gould qui fait écran
entre Bach et lui. Le pianiste, de trop. Il respire, il sue, il s’agite dans la
poussière. Les pianos ne bougent pas, ne suent pas, ne soulèvent pas de poussière lorsqu’ils
jouent juste. Tomás pas plus quand il torée juste. Lorsqu’il joue juste,
lorsqu’il torée juste, on l’imagine en apnée, loin, sous la mer. Chez lui très
peu d’empreintes et une gestuelle lente réduite à sa plus simple et donc plus
compliquée expression. Le philosophe Jean Baudrillard dans «Cool
Memories» : «Il faut
être un parfait danseur pour danser l’immobilité.»
Dans l’art de José Tomás quoi
? La méticulosité
de l’extrême, la minutie de l’intraitable, un langage corporel minimaliste et
au bout, autour, une transe océanique
qui submerge les tendidos. «Más» dit le revers du capote de José Tomás
sur la photo d’Abelardo Alegria. Le más de José Tomás. Más hondo, más quieto,
más despacio, más puro. Más sincero. Siempre más. Mais ce «más» naît
d’un «menos». Le moins de gesticulations possibles, le moins d’espace possible,
le moins de torsion possible, le moins
de simagrées possible. Pas de simagrées. Aucune grimace sur son visage, aucune
trace psychologique, aucune émergence d’un trouble. Pas de chichis à déchiffrer. Aucun message. Comme le danseur
du Buto, «La danse du corps obscur» il semble avoir vidé son corps
de sa personne. Sans bouger il avance vers l’épure. A force d’exposer son corps
il le rend comme invisible. C’est sur cet invisible mais que tous voient que le
toro s’élance en provoquant de petites tempêtes de sable. Elles sont dans leur
geyser autant de symptômes de sa violence. José Tomás oppose sa pointilleuse quiétude
et les tables de sa loi à cette fureur
qui soulève le sol de Barcelone .Cette fureur il la métabolise dans ses poignets, la rend
fluide, la distille et l’apaise le plus doucement et naturellement du
monde ; ce qui, naturel, ne l’est pas. Il attire la foudre du toro sur lui
et la congédie d’un imperceptible mouvement du poignet d’où naissent, sur le
tumulte du ruedo, des rythmes, de l’harmonie, du fluide, du beau. Sa musique.
Curro Romero avait une
hantise,
sans doute parmi d’autres : qu’on voie ses bretelles. Cela aurait signifié
une posture forcée, un expressionnisme de mauvais aloi, un gout douteux devant
les charges des toros qu’il faut affronter comme si de rien n’était, comme en
s’abandonnant. Face au toro, José Tomás
fait comme si de rien n’était. Il est ce héros droit et impavide du
comme si, du naturel comme artifice. Un ange du tranquille dédain, du quant à soi et de la
vergüenza torera. Et sous cette immobilité quoi ? Le grand art exigeant de
la difficile facilité et le contraire exactement de l’inertie. La tauromachie
introspective de José Tomás ? La force onirique du ralenti et une tension invisible portée à son
incandescence silencieuse comme le zen
dans l’art chevaleresque du tir à l’arc selon Bungaku Hakushi : «C'est-à-dire que le tir à l’arc ne
consiste nullement à poursuivre un résultat extérieur avec un arc et des flèches
mais uniquement à réaliser quelque chose en soi-même.»
Et
qui, ici, dans le rond d’une plaza de toros calcine le cercle des témoins.
Cette tension extrême et secrète cachée dans le lent et le serein marque au
fer, assez durablement, la mémoire des aficionados et fait jaillir de leur
gorge des olés rauques et explosifs comme
les pattes des toros enfantent ces vagues de sable photographiées par Abelardo Alegria : des
paquets de mer.
Maintenant José Tomás
lève son épée.
Le toro a laissé ses empreintes sur son visage. Il a creusé ses yeux, aspiré
ses joues, vidé son visage de l’intérieur parce que c’est aussi à l’intérieur qu’il bouge, attaque, menace. Il
a collé un peu de sang sur la banquise. Entrar a matar. On entre pour tuer. On
en ressort un siècle et quelques secondes plus tard tranquille, au pas ou en débandade,
lisse ou chiffonné. Tuer est un voyage, une traversée. Certains, Yiyo, Manolete,
Antonio Montés par exemple, un jour, une fois, n’en sont jamais revenus.
Balayés, comme des marins, sur un pont de bateau un jour de tempête où la mer
ne voulait rien savoir. Un coup de tête imprévu, un derrote de l’ocean.On
tue court, droit, en face, de face. On tue pour mourir et ressusciter.
Droiture, rectitude, rigueur. Morale et fémorales.
Les morales sont comme les
estocades : basses, tombées, de travers, loyales, sincères, rusées, ingénues,
fortes, fuyantes. Moment aiguisé, tendu, rigide comme le visage inflexible de
José Tomás derrière son épée courbe qui semble sortir de sa bouche comme un
verdict, une sentence, la langue d’acier d’une volonté pure, intransigeante. Et
puis le reflux du c’est fini. Les petits gestes domestiques de la dislocation progressive
du moi torero. La serviette, trois mots avec le péon, l’apaisement qui
recompose les traits, et puis, au final, Le grand sourire de José Tomás, comme
un brise-glace, rendu à lui-même derrière un bouquet.
Roses
blanches, fougère, gypsophile.
Ça
tombe à propos : la rose blanche symbole de l’authenticité, la fougère, de
la sérénité. La gypsophile, de la finesse.
Jacques
Durand
Prologue pour le livre de photos de Abelardo Alegria
« Pasión y gloria ». Bellaterra, Barcelona (2001)