
L’œil
du toro engloutit la lumière crayeuse de Málaga au mois d’août et le désir des
garçons de café-toreros qui seront toujours garçons de café à Ecija, Ciudad Rodrigo,
Salamanque, Sanlúcar de Barrameda et
jamais toreros. Ils disent la chance qu’ils n’ont jamais eue et qu’ils
attendent toujours en effaçant, avec un chiffon, un chiffre marqué à la craie
sur le zinc. L’espoir subsiste en eux comme un vieux fond d’alcool dans une
bouteille d’anis Manolete oubliée sur une étagère poussiéreuse. Ils
disent : un jour je serai torero. Ils espèrent que ce jour-là il n’y aura
pas de vent et servent la cerveza en laissant courir le toro intérieur. Ils
pensent à son œil et à leur propre reflet. Dedans, peut-être, un jour de lumière crayeuse sur le paseo de Reding.
Qui sait ? Passant,
rôdeur, passager. Le toro ne fait que passer. Il rôde. Il rôde sur les muletas,
dans les chambres d’hôtel, derrière les paupières de jeunes hommes qui
attendent pendant des heures sur des lits mal défaits, devant une bouteille
d’eau minérale et un vieil homme au cheveux gras. Il rôde dans les poèmes, les
combines, les messes basses. Il rôde dans un chapeau cordouan gris, sur du
papier à cigarettes. Il passe de table en table. Des gestes ressassés et
inusables le font naître et disparaître et revenir dans l’air.
Le toro est une
fumée qui insiste, une ombre derrière un rideau. Toro va ! Le toro va, le
toro vient, le toro s’efface, le toro tourne, le toro s’évanouit, le toro
attend et rôde encore et toujours sur une affiche en lambeaux. ¡ Seis toros Seis
! Entrée a matar. On entre pour tuer. On en ressort un siècle et quelques
secondes plus tard au pas ou en débandade, lisse ou chiffonné. Ou pas du
tout : Manolete, Yiyo, Antonio Montes, balayés comme des marins sur un
bateau par un gros paquet de mer, un coup de tête imprévu de l’océan. On tue
court, droit, en face, de face. On entre pour tuer c'est-à-dire pour mourir. Droiture,
rectitude, rigueur ; morale. Morale et fémorale. Les morales sont comme
les estocades : caídas, atravesadas, tendenciosas, traseras…Morales courtes,
entières, basses, tombées, sincères, contraires. Morales de travers,
traversières, fuyantes. Juste un pas de coté, un infime pas de coté. Déloyauté
infime, sournoise. Ruse perpendiculaire. Demi-morale, demi-estocade. Estocade
loyale c'est-à-dire selon la loi, l’impératif. Moment aiguisé, au couteau. La vérité
à l’heure et qui transperce l’apparence. La main qui tue n’est pas celle qui
porte la mort et tient l’épée devant ses yeux, comme un regard pointu ou devant
sa bouche comme un verdict ou devant son cœur comme une promesse de meurtre. La
main qui tue c’est l’autre ; celle que l’on ne voit pas, que le torero ne
regarde pas, qui est cachée, qui glisse par-dessous et conduit le toro dans une impasse par une dernière passe. En
se croisant.
La mort à la croisée des chemins. D’ailleurs tout tue le toro et
pas seulement les mains, les bras, la fatalité tauromachique, l’acier trempé,
les minuties réglementaires, sa propre lassitude une fois sa bravoure épuisée,
écopée. Tout. L’épée est un membre du torero ; pas un élément autonome,
lointain, ajouté. Son corps, son esprit, tout le torero est dans son épée. Il
la suit, il est entrainé dans son sillage. Matador, espada, épée. Au demeurant
ces tueurs au front plissé, à la bouche ouverte comme s’ils manquaient
d’oxygène sont sans envie, sans haine, sans dégoût. Ils tuent avec des gestes décomposées,
délicats, verglacés, exacts, horlogers. Tic, tac.
« Fulminado » rapportent les comptes-rendus. Foudroyé. Descabello. Un simple
coup sec de poignet suffit pour foudroyer les mythes en route vers l’équarrissage,
les camions frigorifiques, les crocs des boucheries.
Les discours enjolivés qui
mettent la tauromachie sur son trente et un sont suspendus à ce fil, à cette
seconde. Le mythologique, le religieux, le symbolique, l’anthropologique et le
référentiel amidonné entretenu plus ou moins légitimement au dessus du toro et
de son combat ne tiennent plus ici qu’à
la décision et au geste rapide d’un tueur élégant et à peine essoufflé. La doctrine
intellectuelle penchée sur la corrida a aussi la fonction du buvard. Elle éponge
le sang jusqu'à cette ultime séquence quand le concept du toro qui ne meurt
jamais implosera dans le hoquet du toro qui meurt loin des conjectures et des
in-octavo. Passage subreptice : c’est celui du spéculatif à la viande, du
toro comme icône ou totem au toro carcasse, débité dans le dos du public, comme
à son insu et à tant le kilo. La tauromachie se retire justement là, sur la
pointe d’une lame, à ce moment précis, un peu en attente et qui va se boucler
dans un pur geste d’abattoir.
C’est
finalement une histoire d’herbe verte, de vieux murs en pierres sèches, de
bergers à cheval qui glissent lentement entre les chênes. Ils ont des vestes
usées, des voix qui miaulent « miraw, toroo », de grandes poches
profondes et des façons elliptiques pour parler des beaux toros lourds morts
bravement un jour à Ronda, Madrid, Pampelune, Bilbao ou dans un village dont on
a oublié le nom. C’est si loin. Un village de figuiers, de murs blancs, de
grilles aux fenêtres, de lampions rouges, de beignets dans l’huile. Ils tirent
de leur poche du papier à rouler et d’énormes mouchoirs carreaux bleus pour
s’essuyer discrètement les yeux. Peut-être à cause du soleil, de la poussière,
peut-être à cause de l’émotion et du souvenir de ces beaux toros lourds et allègres
morts dans des villages de figuiers ou dans des villes noires.
Jacques
Durand
Texte
1993. Pour Colère Noire sur des photos de Michel Redon
Tableau Eva Florencia - Photo Haut Paseo de Reding (Málaga)