José Tomás,Madrid, "Ya es leyenda"


La féria de l’anniversaire a commencé mardi
par un joli petit caviar : une poignée de naturelles «sui generis» de Julito Aparicio. La main très basse, le menton dans la chemise et le naturel revenu au galop. Après, Julito a disparu des radars. El Juli avait envoyé son double : un automate qui toréait mécaniquement un Garcigrande sans force et un Peñajara qui hochait fortement la tête. Castella très au dessus du piètre Gardenio de Peñajara peut espérer couper une oreille mais il se plante à l’estocade. 
On était à deux jours du tremblement de terre. Mercredi, corrida de la Beneficiencia. Avec Tabaquillo, de Nuñez del Cuvillo, Morante essuie une bronca, comme on dit. La bronca essuyée et rangée entre deux lavandes, Morante nous rince d’une fastueuse tauromachie à la cape face à Panadero : veronicas mains basses, demi-veronicas bellissimes qu’un spectateur essaye de reproduire sur le gradin, chicuelinas marchées. «La sandunga» de Morante, «torero poétique» selon Arrabal, éblouit Las Ventas. Sa faena de muleta perd de son brio à gauche mais 1 oreille tombe.
Cayetano se présente à Madrid. Quelques jours avant, il s’est entraîné ici même en tuant 6 toros devant vingt invités. Lui aussi coupe 1 oreille à Celoso, un bon petit toro noble de Victoriano del Rio. A son crédit, de fortes séries de la main droite, une tauromachie de muleta en avant, un mirobolant changement de mains, une estocade franche, le cran d’avoir, par gaoneras, ratées par ailleurs, répondu à un quite galactique par chicuelinas de Morante, et son geste. Il donne les 30.000 euros de son contrat à l’ONG «Save the Children.» A son débit, peu de domination de la main gauche, des veronicas étriquées et, devant l’excellent Pesadilla qui lui offrait volontiers ses oreilles, une tauromachie de surface où on avait l’impression  qu’il «comptait ses rimes avec ses doigts», comme l’écrivait Poe de certains poètes machinaux. On est à un jour du cataclysme.
Jeudi soir, beaucoup de vieux aficionados qui descendent des andanadas sortent de l’ascenseur des arènes la larme à l’œil. Au même moment, le présentateur du J.T. de la TVE interrompt le déroulé de son journal. Il annonce que José Tomás vient de couper 4 oreilles à las Ventas. Il y revenait après 6 ans d’absence, après des polémiques sur la hauteur de son cachet et son refus de la télévision, et grâce à une intervention politique. Il a été imposé par le gouvernement de la Communidad de Madrid. Pour la presse, la féria de l’anniversaire, c’était lui. Deux jours avant, ABC et La Razón convoquaient le même poncif : pour Tomás c’était «la hora de la verdad».
Jeudi, l’heure de la vérité était à l’heure. Exactement et le marché noir aussi : 2000 euros un belle place à l’ombre. A la cape, en dépit de quelques passes accrochées, et à la muleta devant Dakar et surtout le racé Comunero, l’amplitude, le magnétisme de ses passes, leur solennité stricte et sans pompe, la radicale pureté de leur positionnement, leur sincérité dépouillée d’ornements - aucune manoletinas - ont dessiné une sorte d’absolu taurin. Décrire ce que dans les transes, les ovations debout, les «Torero !» «Torero !» a vécu Las Ventas est une sotte vanité. Le mot qui s’approcherait le plus de ce choc, c’est «traumatisme ». Un traumatisme qui peut aussi être destructeur si on va désormais aux arènes avec les souvenirs de «ça».  C’est comme si Tomás avait détruit la San Isidro, les autres toreros, la saison, d’autres à venir et la prétention du langage à dire, comme il a détruit le bravo «Communero» qui a fini par reculer et lâcher prise. Ce type, devant lui, il lui faisait peur. De plus et contrairement à ses prestations antérieures, aucun relent de drame irrespirable n’est venu contaminer ces moments qu’on dira de grâce. A l’horizon de ses deux  apothéoses, aucun frôlement de la tragédie. Sauf pour l’estocade sur Dakar. Une estocade extra ordinaire. Extra ordinaire parce que ce n’était pas une estocade mais une roulette russe avec un revolver à deux coups et une balle. Sans dévier la charge du toro, Tomás s’est jeté directement entre les cornes. On pouvait l’entendre penser : «Ou tu me tues ou je te tue».
Et puis deux fois 24000 mouchoirs blancs comme des colombes enragées et El Rosco, le gueulard leader du tendido 7 debout à se casser les mains. Le lendemain, au bar Miau, l’ancien matador Robert Piles avouait qu’il avait vu à Madrid le meilleur Camino, le meilleur el Viti et même du très grand Ordóñez, mais qu’un truc comme ça, non. Au restaurant «Casa El Albero», un client refaisait le coup de l’estocade au dessus de ses asperges à la mayonnaise. Le président de la course expliquait devant ses chipirones que le prix de la première faena c’était peut-être seulement 1 oreille, mais que la pression était trop forte et qu’il avait voulu éviter des troubles à l’ordre public. Il ajoutait qu’il s’agissait d’une des plus importantes choses qu’il avait vue dans sa carrière. Certains aficionados demandaient même la queue pour sa seconde faena. Tous les quotidiens du lendemain, et jusqu’au Mexique, ont fait leur une sur Tomás, dont El Pais avec ce titre : «Ya es leyenda» ; «Maintenant c’est une légende». Dans El Mundo, Javier Villan qui lui a, parfois avec quelques raisons, cherché des poux dans la tête titrera : «Je me rends : José Tomás est revenu». ABC martelait : «José Tomás est le toreo.» Et lui, Tomás ? Fidèle à lui-même : sévère, sans esbroufe, sans outrecuidance. Torero puro. A l’hôtel Palace après la course, il bavardera avec des aficionados, puis filera manger avec sa cuadrilla et ses potes. Avant la course, dans sa chambre, il lisait «Tu vas enfin comprendre quelque chose sur les vins», un livre de Sanchez Magro où l’on demande par exemple «Est ce qu’il faut sentir le bouchon dans un restaurant ?».
Est-ce qu’il fallait être aficionado pour être bouleversé par José Tomás ? Non, c’était universel. On craignait la gueule de bois pour la corrida du lendemain. Pas trop, pas du tout. Grâce à Perera. Perera sort par la Grande Porte. Il a coupé 2 oreilles à Berlanguillo, un toro de Nuñez del Cuvillo tiède sous la pique mais dont la  combativité se chauffait au fur et à mesure de son combat. Au point que certains demanderont, à tort, un tour de piste posthume. Perera s’est vite imposé à lui par l’audace de son entrée en matière, deux passes inversées, son exposition à mi-distance face aux cornes,  la lenteur de son temple, la puissance de sa muleta toujours tendue en avant, ses enchaînements, sa faena très structurée, sa tauromachie lente de mains basses éclatante sur une naturelle vertigineuse et deux immenses passes en rond. Un grand torero à qui un spectateur enverra un coq. Talavante, une oreille, aurait pu le suivre sous la grande porte mais Luminito, sixième toro sera aussi flagada que ses propositions de faena étaient invertébrées.
José Tomás revient à Madrid dimanche. 24000 mouchoirs sont au repassage

Texte publié dans libération


Photo Haut Patrick Aventurier