Cayetano se présente à Madrid. Quelques jours avant, il
s’est entraîné ici même en tuant 6 toros devant vingt invités. Lui aussi coupe
1 oreille à Celoso, un bon petit toro noble de Victoriano del Rio. A son
crédit, de fortes séries de la main droite, une tauromachie de muleta en avant,
un mirobolant changement de mains, une estocade franche, le cran d’avoir, par
gaoneras, ratées par ailleurs, répondu à un quite galactique par chicuelinas de
Morante, et son geste. Il donne les 30.000 euros de son contrat à l’ONG «Save
the Children.» A son débit, peu de domination de la main gauche, des veronicas
étriquées et, devant l’excellent Pesadilla qui lui offrait volontiers ses
oreilles, une tauromachie de surface où on avait l’impression qu’il «comptait
ses rimes avec ses doigts», comme l’écrivait Poe de certains poètes machinaux.
On est à un jour du cataclysme.
Jeudi soir, beaucoup de vieux aficionados qui descendent
des andanadas sortent de l’ascenseur des arènes la larme à l’œil. Au même
moment, le présentateur du J.T. de la TVE interrompt le déroulé de son journal.
Il annonce que José Tomás vient de couper 4 oreilles à las Ventas. Il y
revenait après 6 ans d’absence, après des polémiques sur la hauteur de son
cachet et son refus de la télévision, et grâce à une intervention politique. Il
a été imposé par le gouvernement de la Communidad de Madrid. Pour la presse, la
féria de l’anniversaire, c’était lui. Deux jours avant, ABC et La Razón
convoquaient le même poncif : pour Tomás c’était «la hora de la verdad».
Jeudi, l’heure de la vérité était à l’heure. Exactement
et le marché noir aussi : 2000 euros un belle place à l’ombre. A la cape,
en dépit de quelques passes accrochées, et à la muleta devant Dakar et surtout
le racé Comunero, l’amplitude, le magnétisme de ses passes, leur solennité
stricte et sans pompe, la radicale pureté de leur positionnement, leur
sincérité dépouillée d’ornements - aucune manoletinas - ont dessiné une sorte
d’absolu taurin. Décrire ce que dans les transes, les ovations debout, les
«Torero !» «Torero !» a vécu Las Ventas est une sotte vanité. Le mot
qui s’approcherait le plus de ce choc, c’est «traumatisme ». Un
traumatisme qui peut aussi être destructeur si on va désormais aux arènes avec
les souvenirs de «ça». C’est comme si Tomás
avait détruit la San Isidro, les autres toreros, la saison, d’autres à venir et
la prétention du langage à dire, comme il a détruit le bravo «Communero» qui a
fini par reculer et lâcher prise. Ce type, devant lui, il lui faisait peur. De
plus et contrairement à ses prestations antérieures, aucun relent de drame irrespirable
n’est venu contaminer ces moments qu’on dira de grâce. A l’horizon de ses deux apothéoses, aucun frôlement
de la tragédie. Sauf pour l’estocade sur Dakar. Une estocade extra ordinaire.
Extra ordinaire parce que ce n’était pas une estocade mais une roulette russe
avec un revolver à deux coups et une balle. Sans dévier la charge du toro, Tomás
s’est jeté directement entre les cornes. On pouvait l’entendre penser : «Ou tu me tues ou je te tue».
Et puis deux fois 24000 mouchoirs blancs comme des colombes
enragées et El Rosco, le gueulard leader du tendido 7 debout à se casser les
mains. Le lendemain, au bar Miau, l’ancien matador Robert Piles
avouait qu’il avait vu à Madrid le meilleur Camino, le meilleur el Viti et même
du très grand Ordóñez, mais qu’un truc comme ça, non. Au restaurant «Casa El
Albero», un client refaisait le coup de l’estocade au dessus de ses asperges à
la mayonnaise. Le président de la course expliquait devant ses chipirones que
le prix de la première faena c’était peut-être seulement 1 oreille, mais que la
pression était trop forte et qu’il avait voulu éviter des troubles à l’ordre
public. Il ajoutait qu’il s’agissait d’une des plus importantes choses qu’il
avait vue dans sa carrière. Certains aficionados demandaient même la queue pour
sa seconde faena. Tous les quotidiens du lendemain, et jusqu’au Mexique,
ont fait leur une sur Tomás, dont El Pais avec ce titre : «Ya es leyenda» ; «Maintenant c’est une légende». Dans
El Mundo, Javier Villan qui lui a, parfois avec quelques raisons, cherché des
poux dans la tête titrera : «Je me
rends : José Tomás est revenu». ABC martelait : «José Tomás est le toreo.» Et lui, Tomás ? Fidèle à lui-même : sévère,
sans esbroufe, sans outrecuidance. Torero puro. A l’hôtel Palace après la
course, il bavardera avec des aficionados, puis filera manger avec sa cuadrilla
et ses potes. Avant la course, dans sa chambre, il lisait «Tu vas enfin
comprendre quelque chose sur les vins»,
un livre de Sanchez Magro où l’on demande par exemple «Est ce qu’il faut sentir le bouchon dans un restaurant ?».
Est-ce qu’il fallait être aficionado pour être bouleversé
par José Tomás ? Non, c’était universel. On craignait la gueule de bois
pour la corrida du lendemain. Pas trop, pas du tout. Grâce à Perera. Perera
sort par la Grande Porte. Il a coupé 2 oreilles à Berlanguillo, un toro de
Nuñez del Cuvillo tiède sous la pique mais dont la combativité se
chauffait au fur et à mesure de son combat. Au point que certains demanderont,
à tort, un tour de piste posthume. Perera s’est vite imposé à lui par l’audace
de son entrée en matière, deux passes inversées, son exposition à mi-distance face
aux cornes, la lenteur de son temple, la puissance de sa muleta toujours
tendue en avant, ses enchaînements, sa faena très structurée, sa tauromachie
lente de mains basses éclatante sur une naturelle vertigineuse et deux immenses
passes en rond. Un grand torero à qui un spectateur enverra un coq. Talavante,
une oreille, aurait pu le suivre sous la grande porte mais Luminito, sixième
toro sera aussi flagada que ses propositions de faena étaient invertébrées.
José Tomás revient à Madrid dimanche. 24000 mouchoirs sont au repassage
Texte publié dans libération
Photo Haut Patrick Aventurier