José Tomás, Madrid, "Una buena tarde para morir"

Conseil de torero à torero et de Manzanares père à Manzanares fils. L’instinct de survie, c’est comme un nain qui est au fond de toi. Le nain te dit : te lèves pas si tôt, ne t’entraînes pas aussi durement, ne t’impliques pas tant devant le toro, recules un peu. Alors si tu veux être un grand torero, le nain tu lui fermes son clapet. On imagine la réponse du fiston : oui papa, le nain je m’en occupe. Dimanche 15, à Madrid, on se demande bien où est le nain de José Tomás. Mort, kaput, la langue arrachée, écrabouillé. Toutefois, pour José Tomás, on sait depuis longtemps que son nain ergoteur est en poussière, et son instinct de conservation une vue de l’esprit qui n’entre pas dans ses plans. Dimanche, sur le coup de 21 h 30, le toro Caribello lui arrache des micas de son costume à chaque manoletinas. Des manoletinas millimétrées, au bord du gouffre. José Tomás ? Une statue de pierre couverte de sang. Le sien, celui du toro. Il a trois coups de cornes dans le corps, un de 20 centimètres en haut de la cuisse droite, un dans le genou, un dans le mollet et rien. Il torée comme si de rien n’était. Rien n’est, sauf ce toro bon sur la corne droite, acariâtre sur la gauche qui gratte, hésite et va à nouveau l’écharper à l’estocade.
Le 5 juin José Tomás, 4 oreilles, avait bouleversé Las Ventas avec une tauromachie miraculeuse, épanouie, hors du commun. Les toros bravos et racés de Victoriano del Rio se donnaient à fond dans ce jeu lumineux. Le 15, la tauromachie de Tomás, 3 oreilles, est un jeu noir nourri de tragédie et de chaos. Les toros du Puerto de San Lorenzo surtout, et ceux de Cortés à un degré moindre sont des mansos irascibles. Ils fuient tout, ils ne veulent rien entendre de cette histoire, et dés qu’ils se sentent un peu coincés,  ils lancent de violents et désordonnées coups de tête, comme la Tarasque dans les processions du Corpus. Cartuchero, son premier adversaire, est le pire de tous. Voyant sa mauvaise volonté, Tomás n’attend pas que ses péons le testent. Il l’attaque d’entrée. Cartuchero freine des quatre fers dans sa cape, recule, ne se lance pas. Les veronicas sont accrochées. Cartuchero fuit les piques, se détourne des capes, file à la barrière. Tomás essaye de l’arrimer à sa muleta un genou à terre. Puis il prend la gauche. A la troisième naturelle, Cartuchero l’attrape.  Tomás se redresse, lui tire trois passes de la droite à la vie à la mort. Cartuchero part se réfugier contre les planches prés du toril. Tomás le torée là. Il s’enferme avec lui dans ce huis clos. Il est entré dans le trou de la murène. Il le défie dans ce terrain, sans échappatoires ni pour l’un ni pour l’autre.  Il offre son corps et la tranquillité de ses toques, de ses appels, à la violence du toro, parce que la sérénité est la seule solution pour la briser. A gauche, rien à faire, mais les trois passes de la droite, longues, templées, douces, oui douces, qu’il parvient à carotter à sa brutalité défensive sont de la haute tauromachie. Il le tue à la deuxième estocade. Une oreille. A la sortie de la course, les aficionados de la fine bouche feront la fine bouche. L’oreille ? Un cadeau. On ne sait pas et au fond on s’en fout un peu, mais ces trois passes finales, c’était l’or du monde. Devant un tel toro, Tomás aurait pu faire ce qu’auraient traficoté la majorité des collègues. Taquiner le toro du bout de la muleta, esquiver, se replacer après chaque quart de passes, montrer au public qu’on faisait l’effort. Il aurait pu même être applaudi. Non, il voulait toréer l’impossible selon son seul évangile : toujours se croiser le cœur en avant, vivre toujours sous le soleil du coup de corne. A la sortie, ces mêmes aficionados ressortaient le vieux procès fait à Tomás : celui de sa «maladresse». Evidemment, se faire trouer par les toros n’est pas le but, mais voilà, la «maladresse» de Tomás n’est que la conséquence parfaitement assumée de l’absolue sincérité de son positionnement, devant le toro et en regard de sa morale.
La sincérité absolue, ce n’est jamais très malin. Et puis, Antonio Ordóñez, 33 coups de cornes, un maladroit ? Cardilisto, toro de l’élevage Cortés, second adversaire de El Fundi : Tomás intervient au quite. Par gaoneras. Très exposées, pas réussies. Il tombe devant Cardilisto. Il est au centre de la piste. Les péons mettent de longues secondes à le secourir. Cardilisto le flaire. Il renifle longtemps ce truc à deux centimètres de ses cornes qui fait le mort. On se dit alors que pour Tomás, et depuis le temps qu’on le voit naviguer entre la kératine des cornes et les bêtabloquants des anesthésies, faire le mort est à peine un rôle de composition. Un spectateur : «le toro lui a pardonné la vie». Picoto, deuxième toro de Tomás. Il fuit, il trébuche, s’affaisse un peu. La pression populaire le fait changer. Elle veut voir Tomás devant un bon toro. Avant la sortie de Caribello, toro de réserve de l’élevage el Torero, la maigre banda musicale des arènes joue le paso doble Manolete. Bon pressentiment. A la cape, Tomás est mauvais. Caribello torchonne ses tentatives de veronicas. Mais Juan Bautista, sur le quite qu’il entreprend, n’est pas plus heureux.
Au centre, toujours très croisé, la première série de derechazos de Tomás est inégale. La seconde est meilleure, mais avec quelques déchets dans la finition. Cependant, Caribello, sans être vicieux, tourne vite derrière la muleta. A gauche, il n’admet rien. Il vient sur lui, on le voit, Tomás le voit, il ne recule pas. Il voltige. Caribello le fait passer d’une corne à l’autre. Personne ne se rend compte qu’au bout, il y a trois cornades. Et lui, pas de simagrées.
Après une blessure, le torero mexicain Josélito Huertas soulignait une bonne grosse évidence : «Celui qui manipule de l’huile, il se tache avec l’huile. Celui qui a un savon entre les mains, le savon lui échappe des mains…» Et celui qui fout son corps devant un toro, il se tache de sang, et sa vie est une pente savonneuse. Tomás, avec le secret de ses trois coups de cornes en lui, se livre encore plus. On pense à la fameuse phrase d’Hemingway : «Un homme ça peut être détruit, mais pas vaincu».
La faena, jusque là moyenne, prend la dimension épique, dramatique, que les journaux répercuteront le lendemain. Sa lourde émotion empoigne Las Ventas malgré quelques ratés de la gauche. Une naturelle bonne. La seconde non. Dans la presse du samedi, le mot «mythe» faisait des heures supplémentaires. «Le retour du mythe», «Tomás, l’homme et le mythe». Lundi, c’est le mot «christique» qui  rempile dans les comptes rendus. Estocade à feu et à sang. Nouvel accrochage. Caribello tombe. Tomás coupe 2 oreilles. Pas de tour de piste. Il est blanc, son habit est rouge sang, il a un petit sourire. Il part à pied à l’infirmerie. Anesthésie, opération.
On a juste envie de finir par ça : le poète berger Miguel Hernandez, mort du typhus à Alicante dans une prison de Franco, on n’a jamais pu lui fermer les yeux.

Jacques Durand 

Texte publié dans Libération

Illustration Haut Sylvain Fraysse