El Juli derrière sa cape et un burladero, à l’orée de la
piste et du combat ? Un nanti qui
regarderait le ciel ou ses terres avec
juste un peu d’anxiété professionnelle mais sans craindre vraiment pour sa récolte. Il est chez lui. Il connait
sur le bout des doigts la météorologie des toros, leurs vents contraires ou
leurs vents favorables. Les toreros, en représentation d’eux mêmes dans les
arènes, jouent avec la présence de l’absence. Leur absence comme individu. Ils
sont comme le dieu de Hölderlin , «proche et difficile à
saisir.» Rien ne dit, sur le visage de Sébastien Castella à Dax le 8
septembre 2007 juste avant son mano a mano avec El Juli qu’il en a marre, va
lâcher, arrêter sa saison, tout envoyer en l’air. Une fixité de mannequin
ceinture Juan Bautista, à la fois disponible, fermé, comme boudeur. El Juli a
l’expressivité du lisse et du ciment. Pas de fissures. On n’y entre pas. Il est
comme barricadé, avec un rien de maussaderie. La peur peut-être. Sans doute. Il
l’a eu dit. La peur il la ressent comme tout le monde. Mais c’est du domaine
privé. Même le toro, et surtout lui, ne
doit pas la humer. Quoique parfois «lo huele,» il la sent. Danger.
La
peur est libre affirment les toreros. Libre d’apparaître ou non, de surgir là
ou dans la chambre d’hôtel comme pour Diego Urdiales, après la sieste
comme chez Ponce, à heures fixes et
longtemps après avoir arrêté de toréer, comme chez Emilio Muñoz, ou dans la
voiture qui les amènent aux arènes. Comme pour Luis Miguel Dominguín parfois.
Il enviait le sort et la liberté des chiens errants que sa grosse voiture
croisait. Esplá en piste attendant, à Nîmes, la sortie d’un Victorino Martín,
aux proches du callejon : «Quelqu’un veut ma
place ?» Mais dans El Juli rien ne filtre. La peur ? Mise en cage.
Rideau de fer au dessus des broderies de son costume. Comme on prétend qu’il
sait tout faire et qu’il a, de naissance, toujours su tout faire, cela fait
maintenant presque vingt ans qu’on ne se fait, à tort, aucun souci pour lui
dont attend tout. C’est-à-dire rien de plus que
de l’impeccable : qu’il prenne un toro, n’importe quel toro et
qu’il le déplie soigneusement comme on déplie et défroisse, en l’étalant
soigneusement avec la tranche de ses mains, un papier tout chiffonné. Pour le
lire à haute voix, nous faire la leçon, bien la fignoler. Déjà quand il était becerriste il déchiffrait
les petits veaux, sans hésiter, les doigts dans le nez, avec toute la
ponctuation, en subordonnant leur éventuelle insubordination à coups de faenas conjonctives.
Il manifestait alors ce même aplomb nu, cette même science gaie. Une fois, à
notre connaissance, El Juli est redevenu Julian Lopez, c’est à dire un gosse.
Mexico le 3 août 1997. Il est au Mexique avec son père. Ils ont englouti toutes
leurs économies dans ce voyage. Il torée le
novillo «Feligrés» de «la Venta del Refugio.»
Grande faena, grand toro. Juli le fait gracier. On
le porte en triomphe et, là haut, sur les épaules, il pleure, il pleure et il
pleure et il ne peut retenir ses larmes. Il n’est plus un torero, il est un
minot secoué de sanglot qui a
retrouvé son âge : 15 ans. Il
pleurera encore quelques mois plus tard en apprenant la mort de Feligrés. Parfois,
devant l’imbroglio du toro, il redevient un être humain. Il s’anime comme la
statue de Condillac. On croit alors lire sur son visage de la perplexité, du
doute, une joie sauvage, du dépit, de l’orgueil, de la rage, de la déception,
une félicité incommensurable, une splendide arrogance. Le tout, cependant, très
furtif. Des nuages qui passent. Les toreros de cette espèce ont cette décence
et n’aiment pas s’attarder. Ni dans les hôtels ni sur leur sentiment.
L’air
de Morante, à son arrivée aux arènes, est différent. Morante n’arrive pas en
jouant des coudes avec une figure bardée de convictions. On ne le voit pas
passer et, tout d’un coup, il est là. Comme une apparition. Une épiphanie
diront ses dévots. Vu l’esprit de son art
on a envie de dire qu’il se manifeste. De Morante, lecteur déroutant de
toros, capable de sauter quelques chapitres voire de bredouiller, on attend autre
chose que de la certitude. On attend quoi ? De l’incertitude justement et
qu’il étonne. Paradoxe : ce qui étonne aussi serait qu’il ne surprenne pas
d’une façon ou d’une autre. Donc il surprend. En faisant comme les
autres : en prenant sur lui. Pour aller se mettre à genoux à la sortie du
toril, comme une fois à Séville, par exemple. Le malheur artistique de El Juli c’est qu’il est
prévisible, jamais pris de court, jamais en déroute, inlassable et bétonné. Comme
sa langue de bois. Dans les interviews il renvoie les balles du fond du court.
Il y a du tennisman suédois en lui. Sa tauromachie est profonde, efficiente,
attendue. Le fortuit y a peu de place. Depuis qu’il a passé l’âge d’être ce
bébé superman il n’a pas de roman, de «cuento» disent les
ricaneurs, d’histoire à dormir plus ou moins debout pour s’appuyer dessus et
faire s’envoler le commentaire. Morante oui, Tomás encore plus, Castella aussi,
son enfance compliquée, sa morgue, etc. El Juli s’installe dans les arènes
comme dans sa maison en regardant si tout est à sa place et s’il est, lui, bien
au milieu de tout ça. Il y entre d’un pas de propriétaire, il règle les
horloges, remet les objets à leur place, caresse le chien, redresse un tableau
de traviole. Il y est chez lui depuis tant de temps.
Castella se pose dans les
patios de caballos comme une
falaise. Une pierre dure. Sourire figé et coupant de caillou. Il y a du scalpel en lui. Un inflexible sphinx de fer. Mais sans interrogations. Au contraire, les interrogations il les renvoie sans mot dire. Le voici seul face au grouillement, à la masse. Autour des toreros ça grouille. Eux c’est dans leur ventre. Ils disent que «la procession avance à l’intérieur.» Du dedans de lui-même, dans sa tour, derrière sa meurtrière Castella regarde le petit monde extérieur avec une hauteur dans laquelle certains croient lire de l’affectation, de l’arrogance, des revanches à prendre et prises, l’orgueil, légitime, de ce qu’il est devenu. Il n’est plus Sébastien. Il n’est pas le Sébastien que ses petites amoureuses lui jettent, là haut, des gradins avec ces voix qu’on entend dans les trains qui partent pour ne pas revenir. Avec les voix, un peu éperdues de ceux ou celles qu’on ne voit pas, jamais, qu’on ne croisera pas, jamais et qui sortent de l’anonymat pour y rentrer aussitôt. Celles qui crient «Sébastien, je t’aime.» Ou juste, «Sébastien» tout court. Ce qui en dit plus long. La chasteté de son énergie lui fait protection. Il va la puiser au fond de sa montera dans quoi il se cache le visage. Enfin seul. Lorsqu’il fait un tour de piste et salue, il ne regarde pas le public, il paraît regarder chacun ou personne dans le public. Il ne salue pas, ou à peine. Aucune exubérance. Pas de courbettes. Pas son monde. Il a cette rigidité fière des hommes sans échappatoires et laisse les effusions planifiées aux marchands de cravate de la profession. Les toreros délaissent leur personne au profit de leur personnage. Leur personne est restée sur le lit dans la chambre d’hôtel avec la bougie qui se consume devant les images saintes et les restes d’une frugale collation sur le lit défait. Leur moi cannibalisé disparaît derrière une construction, un ego en Lego. Les petits malins diront qu’il n’est pas du genre, lui Castella et d’autres, Perera par exemple ou César Jiménez, tous en fait, à laisser tomber son ego par terre et à l’écraser avec son pied. Il le fume jusqu’au bout. Jusqu’a sa sortie des arènes, et sans doute au-delà. Il y a dans le torero quelque chose qui est de l’ordre du repli et, à la fois, de l’ostentatoire et du narcissisme. Ce qui est replié, ou à l’abri, c’est machin, truc, chose. Mis de coté.
falaise. Une pierre dure. Sourire figé et coupant de caillou. Il y a du scalpel en lui. Un inflexible sphinx de fer. Mais sans interrogations. Au contraire, les interrogations il les renvoie sans mot dire. Le voici seul face au grouillement, à la masse. Autour des toreros ça grouille. Eux c’est dans leur ventre. Ils disent que «la procession avance à l’intérieur.» Du dedans de lui-même, dans sa tour, derrière sa meurtrière Castella regarde le petit monde extérieur avec une hauteur dans laquelle certains croient lire de l’affectation, de l’arrogance, des revanches à prendre et prises, l’orgueil, légitime, de ce qu’il est devenu. Il n’est plus Sébastien. Il n’est pas le Sébastien que ses petites amoureuses lui jettent, là haut, des gradins avec ces voix qu’on entend dans les trains qui partent pour ne pas revenir. Avec les voix, un peu éperdues de ceux ou celles qu’on ne voit pas, jamais, qu’on ne croisera pas, jamais et qui sortent de l’anonymat pour y rentrer aussitôt. Celles qui crient «Sébastien, je t’aime.» Ou juste, «Sébastien» tout court. Ce qui en dit plus long. La chasteté de son énergie lui fait protection. Il va la puiser au fond de sa montera dans quoi il se cache le visage. Enfin seul. Lorsqu’il fait un tour de piste et salue, il ne regarde pas le public, il paraît regarder chacun ou personne dans le public. Il ne salue pas, ou à peine. Aucune exubérance. Pas de courbettes. Pas son monde. Il a cette rigidité fière des hommes sans échappatoires et laisse les effusions planifiées aux marchands de cravate de la profession. Les toreros délaissent leur personne au profit de leur personnage. Leur personne est restée sur le lit dans la chambre d’hôtel avec la bougie qui se consume devant les images saintes et les restes d’une frugale collation sur le lit défait. Leur moi cannibalisé disparaît derrière une construction, un ego en Lego. Les petits malins diront qu’il n’est pas du genre, lui Castella et d’autres, Perera par exemple ou César Jiménez, tous en fait, à laisser tomber son ego par terre et à l’écraser avec son pied. Il le fume jusqu’au bout. Jusqu’a sa sortie des arènes, et sans doute au-delà. Il y a dans le torero quelque chose qui est de l’ordre du repli et, à la fois, de l’ostentatoire et du narcissisme. Ce qui est replié, ou à l’abri, c’est machin, truc, chose. Mis de coté.
Maintenant, là, ce qui brille avec les micas de
l’habit des toreros et dans les yeux des autres
c’est l’éclat métaphysique d’une absence cousue dans un rôle de
composition bien crayonné. José Pedro Prados n’est pas tout à fait El Fundi. Sébastien ? Castella ? José ? Tomás ? Miguel
Angel ? Perera ? Enrique ? Ponce ? Daniel ? Luque ? Non. Des syntagmes.
Sébastien Castella, José Tomás, Miguel Angel Perera, Daniel Luque, Enrique Ponce, Juan Bautista. Comme sur les affiches et les programmes,
comme dans cette façon de prendre, sans la regarder, avec une élégance
nonchalante, l’épée qui va sceller un succès, un échec ou une faena de plus, comme
dans cette façon de dire adieu au toro mort
en s’essuyant le visage et les mains avec des gestes de Ponce Pilate
fatigué, si las et avec peut-être de la mort dans l’âme. Comme El Juli
s’enfonçant sa montera sur la tête comme si c’était ce rôle de composition, mais
devenu à la longue si naturel, qu’il s’entrait, qu’il vissait, en forçant, dans
sa tête avant de pénétrer en piste ; et de s’inscrire dans ce cadre
strict, cruellement balisé par de la pierre, du bois, des montants en fer, des
demi cercles, des rectangles, des prunelles
terriblement vigilantes, des sommations rigoureuses.
«Etre
torero». Jusque dans les chiottes disaient Bienvenida, le «pape
noir» à ses fils.
Jacques Durand