L'air du Toréador 1


El Juli pénètre dans les plazas
de toros à grandes enjambées un peu lourdes. Il fait sonner son pouvoir. Un conquistador, un incipit énergique. Il déboule. Il a collé sur sa figure l’air du toréador. Cet air vaguement buté de qui en a vu d’autres et qu’on ne vienne pas l’emmerder, surtout avec Bizet, Carmen, l’œil noir qui regarde et l’amour qui attend. On sait qu’il fera le maximum comme d’habitude, il sait qu’on le sait. On sait qu’il sait qu’on le sait. Son visage, son pas l’assurent. Les toreros se donnent toujours l’air  de ce qu’ils sont ou veulent paraître, ce qui est et n’est pas  la même chose. Y compris dans les instants les plus critiques. Souvenir. Dans les années 60 dans le patio de caballos de Valencia, feria de juillet, Antonio Ordoñez, verdâtre, collé contre un mur sombre, boucan terrible, chaleur énorme. Sa pomme d’Adam qui monte et qui descend est la seule manifestation de son stress. Un mètre de no man’s land autour de lui. Une barrière de glace. On le scrute comme on scrute la Joconde. Ou un incompréhensible rebus. Avec une sorte de curiosité obscène et de respect éberlué. De la dévoration. Pas le moment d’aller lui taper sur l’épaule et lui, pas le genre à accepter ces familiarités hors de propos et, de toutes façons, inimaginables.
 C’est ainsi que le jeune Antonio Chenel, plus tard Antoñete, est devenu torero et tabagique. Par saisissement. Un jour, dans le couloir de «Las Ventas» il a vu Manolete, pétrifié, grave, mystérieux, fumant une cigarette juste avant d’entrer en piste. Flash. Pour le jeune Antonio, la grandeur d’une vie, de la vie, de la seule vie possible dans l’Espagne cadavérique des années 40, ça passait par cette vision : un habit de lumières, un peu de fumée, comme une aura, sur un visage d’au-delà et momifié par la sortie imminente d’un toro. Un cercle muet  autour, des conciliabules dans un couloir, ténébreux comme une chapelle. Le religieux a des accointances avec l’imminence, le raide, le conciliabule, les chuchotis, la fumée .Ou le tabac, de préférence blond.  Dans «Gente del toro», le journaliste José Maria Requena voyant Luis Miguel Dominguín, le dédain comme un mégot au coin des lèvres, débarquer dans les patios de caballos imaginait qu’il était un riche possédant de Madrid, de retour d’un voyage à New York et mettant les pieds dans une de ses  propriétés pour participer à une grande chasse. Espartaco a avoué qu’à ce moment là, juste avant la trompette du paseo, il n’avait qu’une envie : foutre le camp. Il ajoutait qu’aucun torero ne signerait, là, un contrat pour une autre corrida. Ojeda évoque un «moment de feu», pensait que tout le monde voulait le bouffer et qu’il contrôlait tout, sauf qu’il n’arrivait pas à se coller un petit sourire pour donner le change, faire le torero quoi.  
El Juli donne fermement le change. C’est sa politesse. Il efface les signes, énervement, lassitude, impatience, sur sa face de savon. Black out. Imperméable. La sagesse active de l’imperméabilité, la tension dans la suspension. L’aliment des grandes faenas ? La fureur rentrée. On le voit comme un type qui va au baston sans sourciller, est tout à fait prêt à en découdre, qui sait ce qui l’attend et ce qu’il a à faire. Ce qu’il fait, bien, très bien, sans complexe apparent et basta. Posture. La simplicité affectée écrivait La Rochefoucauld est une imposture délicate. Quoiqu’ ici il faille remplacer imposture par le mot de devoir. Un torero se doit de ressembler à un torero. A savoir, devenir pur reflet. Si El Juli  file ainsi, comme à marches forcées, à travers les coulisses c’est pour échapper, comme du gibier, à la gélatine gluante du lieu : photographes, focales comme des lance roquettes, chasseurs de souvenirs impérissables, adulateurs brevetés, corniauds, micros langues pendantes, responsables de quelque chose, du crottin , de la chapelle, de l’ici bas et de l’au-delà, huiles locales, inutilités pomponnées et radieuses de se trouver là. Les  photographes le pointent mais lui, comme Castella, Juan Bautista et les autres, les désappointent  avec, mine de rien, une mine de coffre fort. Leur avidité numérique tourne à vide. El Juli fend «ça» d’un pas  d’adjudant chef, ou de chef tout court, avec une sorte de regard sans égards particuliers mais, lui pas plus que les autres, sans pouvoir s’y soustraire Impossible. La glu se colle à lui comme la suie des stress a, depuis tant d’années et de paseos, obscurci les briques rougeâtres du tunnel des cuadrillas à Madrid. Tant, qu’elles  paraissent suer, se recouvrir du vernis gras de centaines de peurs. 
El Juli se laisse dévorer par cette piétaille. Coincé contre le mur comme un fusillé, il lui abandonne son personnage. Abandonner ? Pas tout à fait. Il le lui prête. Comme un petit soleil il satellise les futilités, les curiosités, la confusion et le mitraillage environnants. Il en joue. Comme, en joue, feu ! Il regarde en l’air, au dessus, au-delà, à travers. Il a l’habitude. Il contrôle même ça. Castella, également. Il voit sans regarder ou regarde sans voir. On subodore que rien, pourtant, ne lui échappe. Son regard tombe sur le photographe comme une aumône, un caprice, un mandat d’arrêt. El Juli, Castella, Juan Bautista, tous contrôlent tout et le mot chef leur va bien. Ils sont l’objet et le sujet de tout ce barnum. Ils sont de toutes manières au dessus de ceux là qui croient, dans ce circus, apercevoir les dessous, appartenir à la tribu. Manda el cabo. El Juli est un bon camarade. Il dit bonjour à chacun avant de se rencogner, entouré des siens. Ses péons, comme une armure, une flottille autour du bateau-amiral. Les pions du roi. Certains toreros se saluent à peine voire pas du tout comme Castella et Perera. Ils sont fâchés. Des chiens de faïence sans fissure dans leur réciproque exécration. 
Les toreros sont des héros, des sortes de condottieres parfois  tenaillés par de réjouissantes jalousies de petite peste.
Rien de scandaleux là dedans. Les divinités du Parnasse en faisaient autant. 

Jacques Durand


Photo Denise de la Rue