Le pére Eugenio Noel a la dent dure

Il faut féliciter l'Union des bibliophiles taurins de France pour son fair-play. Avec «les Toros du désespoir», l'UBTF vient de publier un texte du plus fameux écrivain antitaurin espagnol. Si Eugenio Noel n'est pas le meilleur écrivain espagnol hostile à la corrida, Azorín peut revendiquer le titre ­, il reste le plus flamboyant et le plus quichottesque homme de lettres de la génération dite de 1898 à avoir vitupéré le vice suprême et ravageur de l'Espagne, la passion pour la corrida. Comme le rappelle Marc Thorel dans son excellente préface, la passion de la corrida et le «flamenquisme» sont pour Eugenio Noel à l'origine de toutes les turpitudes qui boufferaient comme des chancres la santé sociale de l'Espagne de Bombita et de El Gallo, à savoir dans le désordre : «Le théâtre de genre mineur, la majeure partie des crimes de sang, la pornographie sans volupté, les politiques véreux, les canailleries de la danse flamenco, la haine de la loi, le manque d'éducation, le courage physique porté au pinacle, la liberté de pouvoir faire ce qui vous chante, l'orgueil, le copinage, notre donjuanisme ridicule, la traite des blanches, ce délire de rires qui caractérise notre peuple, la bagarre, l'argot gitan, l'absence de respect envers les idées pures...» Citation non exhaustive.
Dans «les Toros du désespoir», publié en Espagne en 1915 sous le titre «Las Capeas», Noel déverse largement sa hotte d'imprécations sur le monde des corridas populaires de village. Et il faut aussi féliciter l'UBTF pour sa vista. Les Toros du désespoir sont épatants sur la tauromachie sauvage des capeas de Castille. Azorín, son contemporain qui se proposait de tout détruire à coup de nitroglycérine, ne s'y était pas trompé qui écrivait : «Personne ne doute qu'Eugenio Noel soit un adversaire acharné des toros et du flamenquisme. Mais la lecture de sa prose conduit parfois à s'enthousiasmer pour ce qu'il souhaite dénoncer et condamner.» Pourtant, Dieu sait si l'excentrique Eugenio s'en donne à coeur joie pour ridiculiser les aficionados et flétrir la monstruosité des traditions taurines dans des récits dont le naturalisme sarcastique fait penser à du Zola rewrité par Charlie Hebdo. Avec cette notable différence que Noel, lui, sait de quoi il parle. Il en sait plus sur la corrida ­ et aussi sur le flamenco ­ que beaucoup d'aficionados de son temps. D'ailleurs, à la mort en 1894 du torero Espartero, tué par le Miura Perdigon, il a voulu être torero : «J'ai haï ce toro criminel, croyez-le ou non, au point de vouloir être torero. Tuer des toros qui assassinent des hommes faits à l'image de Dieu, voilà ce qui serait plus tard ma mission sur la terre.» 
Finalement, sa mission sera d'extirper la folie tauromachique de son pays, qu'il rêve de voir moderne et européen. Dans «Une corrida de toros dans le cloître de Saint-Benoît-le-Rouge», il montre de façon burlesque le ridicule d'un couvent tout excité par l'organisation d'une «corrida» dans son enceinte. Corrida grotesque au bout de laquelle le novillo Agustin éventre un frère convers et se paye un cardinal du Sacré Collège. Dans «Le toro de la plaine de Tordesillas», il pourfend la veulerie générale d'un village en décrivant le calvaire d'un malheureux toro brûlé par le feu d'artifice devant un public bestial composé de «femmelettes qui se pissent dessus par plaisir». Dans «Episodes d'une capea à Villalon», deux crétins illettrés jouent leurs fiancées, «l'une hommasse», «l'autre stupide», pour savoir lequel des deux réussira l'imbécillité la plus énorme. Les deux auront la même idée : lâcher les toros au milieu de la foule «épileptique». Résultat : un carnage. Ailleurs, à Sepúlveda, une estrade s'effondre et un toro monstrueux fait une bouillie sanguinolente de ses occupants. Dans «Train spécial corrida en Castille», une foule dantesque de paysans qui sentent «une odeur de fumier» et de femmes parfumées «à la naphtaline» prennent d'assaut un train pour aller voir toréer El Ceporro, «le membru», El Arcipreste, «l'archiprêtre», et El Molar, «le broyeur». Pour Noel, les costumes de lumières sont «des costumes régionaux dégénérés, témoignages magnifiques mais en décomposition de notre génie». Le défilé des toreros à Candelario a «un air de pantalonnade» des plus comiques. Les arènes sont une «carapace égalitaire et répugnante» et le picador Zumo de Limon (jus de citron) est «un tonneau déguisé en fantoche». Mais cet univers qu'il exècre le fascine. «Imaginer quelque chose de plus ensorceleur que cette singulière course est impossible», écrit-il dans «Le toro de l'eau de vie de Turegano». Voyant des multitudes se rendre aux arènes pour se livrer aux cornes des toros, il admire aussi «cette façon d'aller vers la mort, le sourire aux lèvres, sans autre espoir, proche ou lointain, que de la rencontrer
Eugenio Noel était un drôle de paroissien. Fils d'un barbier et d'une servante, il prétendait être le bâtard de la richissime duchesse de Sevillano, qui l'enverra dans un séminaire en espérant le voir devenir le premier pape espagnol. Il en ressort anticlérical. Il s'élève contre la Semaine Sainte de Séville, est excommunié pour des propos antireligieux. Il s'habille en quaker, porte les cheveux longs, veut créer un «ordre de prédicateurs laïcs» et se fait prendre en photo en habit de torero. Engagé dans la guerre du Maroc, il en révèle les horreurs et fait de la prison. Il vit des conférences bien payées qu'il donne dans toute l'Espagne pour condamner la corrida et le flamenquisme : 700 entre 1911 et 1924. Il veut réformer l'éducation, la fiscalité, la politique extérieure. Il se voit comme «le chirurgien de fer» qui va sauver l'Espagne dont la dégénérescence a un symbole : la guitare. Les intellectuels de 1898 engagés dans ce même combat se méfient de sa mégalomanie. Ils trouvent cet antiflamenquiste décidément trop flamenco. Il est l'anti Juan Ramón Jiménez qui avait, à cause de leur goût pour la corrida, insulté Lorca et Alberti et déclaré un jour : «Je ne fume pas, je ne bois pas, je hais le café et les toros».
Mais sur la tauromachie qu'il fait métier de détester, Noel est ambigu. Il se montre au premier rang à des corridas, on le hue. Il est à l'alternative de Belmonte et regrette la faiblesse des toros. El Gallo, à Valencia, lui «brinde» un toro, puis lui jette à la figure l'oreille qu'il vient de couper. Noel s'exhibe comme une cible. Une fois, les aficionados coupent de force ses cheveux longs, une autre fois l'obligent à danser le flamenco sur une table. Gomez de la Serna le voit à Madrid interpeller des groupes de toreros, «les moustaches relevées comme des cornes». D'un autre côté, il proteste contre l'absence d'hygiène des infirmeries des arènes et demande aux matadors que les toros soient tués «a recibir». Il est «comédien et martyr», et provocateur. Il écrit une lettre ouverte au fameux torero Machaquito, réputé grand tombeur de dames, pour lui signaler les conclusions des dernières expériences sur la castration.
On retrouve cette outrance et ces contradictions dans le recueil de l'UBTF. Il est accompagné de notes concises, précises et parfois humoristiques comme l'achevé d'imprimer. «Achevé d'imprimer sur les presses de l'imprimerie Barnier, 4 rue des Lombards à Nîmes, le 18 juillet 2002, jour du 70e anniversaire de la mort de Manuel de la Haba "Zurito", fameux picador de l'âge d'or de la tauromachie.» Olé.

Jacques Durand

Eugenio Noel, les Toros du désespoir. Préface Marc Thorel, traduction Max Tastavy et Henri Armengaud. UBTF, diffusion Espace-Sud, 34 400 Lunel-Viel.

Publié dans Libération Septembre 2002