Un toro manso, en apparence sans bravoure, peut aussi
être un bon toro. Exemples. Pour mémoire, en fin d'année, une poignée de toros dont
l'étincelant Cara Alegre de Valdefresno, gracié à Béziers, ou encore Encendido,
le brave et noble toro de Zalduendo impeccablement torée par Sébastien Castella
à Séville, et qui va mourir au centre de la piste. Ou encore les deux immenses
yatagans que, à Madrid, le rusé Empanado, de Victoriano del Río, portait sur sa
tête. César Jiménez lui coupera une oreille. Sous les pixels des téléphones
portables, il avait offert son ventre de cigale à ses impressionnantes cornes.
Et puis Diano, le toro de Palha combattu en septembre à Nîmes. Un manso sorti
d'un mauvais rêve, condamné aux banderilles noires, toréé comme il a pu, mais
non sans panache, par Padilla. Un «manso perdido», invétéré, ou «manso de solemnidad»,
comme écrivaient les vieux critiques taurins. Bref, un grand déserteur de la
cause et, tout compte fait, un toro inoubliable comme l'inoubliable manso de
Pablo Romero, Chivato, 651 kilos, tombé sur Esplá à Pampelune en 1987. Comme
Gorondo, «le toro du zodiaque», était «tombé dans la vie» pour faucher celle
des toreros Cairel et Caracho dans le roman de Ramón Gómez de la Serna (1).
Pour Chivato, Esplá, pourtant en difficulté, demandera la vuelta posthume.
Ne
crachons pas sur les mansos de cette envergure. Ils squattent la mémoire
hypertrophiée des aficionados autant que les grandioses toros bravos. Ils ont
en eux le grandiose du mal et la séduction de l'aberration. Ils sortent la
corrida de son ordinaire pour mettre les toreros dans un terrible embarras où
transcender leurs vertus. Ce sont des toros aporétiques. Des oxymorons : des
toros bravos mansos. Diano, par exemple, était le fils de Diana, une des
meilleures vaches bravas de la ganadería selon son éleveur. Comme quoi, hein !
Le «comme quoi hein !» évoque suffisamment, dans son populaire effarement, le
terrain mouvant, ambigu et déconcertant sur quoi se tient le grand manso. Deux
proverbes taurins, aussi semblables qu'opposés, l'énoncent : «Del toro
manso me libre Dios, que del bravo me libro yo» ; «Que dieu me libère
du toro manso, car du bravo j'en fais mon affaire.» Et
le second dit exactement l’inverse : «Del toro bravo me libre Dios, que
del manso me libro yo». Les deux ont raison, car,
dans la corrida, comme dans la physique quantique, le contraire d'une vérité
n'est pas une erreur mais une autre vérité.
Les toros mansos avancent masqués. Certains sont nobles,
d'autres ont du caractère, de la race, quelques-uns sortent de l'enfer. A
Pampelune, Chivato est allé arracher de sa selle le picador Caneva pour lui
mettre un coup de corne dans le poumon, puis a fui à toute allure vers Cid,
picador de réserve, pour l'extirper de son cheval comme un escargot de sa
coquille. Il tentera, en vain, de l'égorger à coups de corne dans le cou.
Ensuite, il a filé comme un péteux pour, après deux piques, sauter comme un
fada dans la contre piste. Le critique taurin Navalón, qui assistait à la
course, écrira que, pour lui, Chivato a été «l'événement de la saison». Il
manifestait en même temps un comportement de bravo et de manso. Il sera à la
fois sauvage et couard, violent ici et bizarrement apaisé ailleurs.
Est-ce que les toreros détestent les mansos ? Non.
D'abord, comme il ne se livre pas sous les piques, le manso garde de la
mobilité pour la suite. Ce que confiait, il y a quelques années, le responsable
de l'élevage d'Atanasio Fernández. Il voyait des avantages à produire ce type
de toros qui se retient sous la pique et garde ainsi du jeu. Par la forte
impression qu'il répand dans le public, qui ne voit que son apparente
difficulté et s'aveugle sur la simplicité qu'il peut manifester, le grand manso
donne une dimension supplémentaire, héroïque et technique, au travail du
torero. On se souvient peut-être de la
formidable faena d’El Viti en 1978 à Nîmes à un manso extravagant d'Atanasio
Fernández. Deux oreilles. Ce n'est pas un fait d'armes isolé. Le 27 avril 1968,
Miguelín, «le fou d'Algeciras», triomphe à Séville en coupant deux oreilles à
un toro de banderilles noires de German Gervas. Un toro collé aux planches que
Miguelín, à coups de genoux dans le mufle, sortira de son refuge. Il finira en
le toréant par naturelles pour le tuer au centre de la piste, où meurent les toros
bravos. Il avait vu et accouché la bravoure enfouie au fond de sa mansedumbre comme Antoñete, un
jour à Las Ventas, au cours d'un quite, montrera à Julio Roblès la noblesse du
manso Caminero. Un manso perdido de Ramón Sánchez qui a donné à Roblès
l'occasion de son premier succès à Madrid. En juillet 2002 au Puerto de Santa
María, Morante, en le toréant sans le brusquer, rend confiance à un toro timide
et fuyard de Núñez del Cuvillo. Il déterre sa bravoure. Elle était inhumée au
fond de son cœur de toro vaincu qui ignorait qu'il était un vaillant. Il lui
taille une faena sur mesure, détricote sa mansedumbre, coupe une oreille. Deux en tuant mieux. On pourrait multiplier les exemples. On citera
seulement la grande faena de Ponce, cette année à Madrid, face à Viajerito,
manso dur, violent et contradictoire de Pereda, qu'il finira par soumettre,
ainsi que le tendido 7, qui avait accueilli le redoutable toro à coups de «miaou
miaou» aussi ridicules qu'injustes.
Pourquoi un toro de race brava
est-il manso ? Mystère et bouse de vache. Le vieil Eduardo Miura affirmait que
le vent chaud vidait la bravoure du toro. Alvaro Domecq a remarqué que des
toros couards au campo face à leurs congénères avaient livré des combats
magnifiques de bravoure en piste. A l'inverse, il cite le cas de Campa Solo,
toro du marquis de Salas, terrible au campo où il tuait ses confrères et
médiocre en piste. Les toros sont cachottiers ou lunatiques. Un toro peut
donner pendant tout son combat l'illusion de la hardiesse pour finir par aller
mourir près des barrières ou près du toril comme un fuyard. Quelques signes,
épiés par l'aficionado, l'avertissent de la mansedumbre d'un toro : il freine dans la cape, attaque
tête haute, jette ses pattes en avant, sort seul de la pique, ou se colle
parallèlement au cheval sans pousser. Il ne galope pas mais trotte.
A Madrid, les mansos vont se positionner entre le tendido
6 et le 7. On ne sait pas trop pourquoi, et chacun dit la sienne. Il y a des
mansos qui trompent leur monde : ils donnent l'illusion de la crânerie alors
qu'ils ne sont que violents. Dans un dialogue avec le peintre Miquel Barceló publié
dans la revue Faenas, Esplá
compare le toro manso à «un enfant timide, un peu idiot, qui demande à
se sentir en confiance, dans un bon climat». Il dit aussi que le manso
porte les traces de la sauvagerie et qu'il est, pendant son combat, un toro en
évolution et qui imprime du «dynamisme» dans la corrida. Le
torero, selon lui, est alors comme un peintre confronté à une grande toile qui
lui demande d'«être capable de mettre un peu d'ordre dans tout ça». Dans
une communication à un congrès de vétérinaires taurins, Victor Mendes soutenait
qu'il était très rare qu'un manso mette un torero en mauvaise posture et que,
face à un tel toro, «il semble justifiable de ne pas être bien». Rafael El Gallo, comme toujours, proférait, sur la fine
dialectique du bravo et du manso, des choses marquées au coin du bon sens. Il
disait : «Le toro manso, c'est ce qu'il faut demander au seigneur qui
est là-haut, car il vaut mieux courir au cul d'un toro que devant.»
Comme toujours, il n'avait pas tort tout en n'ayant pas
complètement raison. En effet, il vaut mieux ne pas courir du tout.
Jacques Durand
Publié dans Libération Décembre 2006
Dessin Eloi Valat