Corrida et fascisme

 Son père, prisonnier républicain, ayant été fusillé par les franquistes en mai 1940 le torero Antoñete n’a jamais voulu toréer dans un costume de lumière  bleu marine, couleur de la phalange, le mouvement fasciste de franco. Comme Gregorio Sanchez et Manolo Gonzalez qui a toujours refusé de toréer devant le généralissime, Antoñete était anti franquiste. On hésite à mettre  au crédit de l’ignorance la plus crasse ou de la malhonnêteté  la plus grotesque  la déclaration du président du Comité Résolument Anti Corrida voyant dans la corrida «un fascisme à l’état pur» et affirmant «qu’elles ont été interdites par l’Espagne républicaine puis remises en place par Franco.»
Espagne Avril 1931, le front populaire remporte les élections et déclare la république. Pour fêter l’événement le maire socialiste de Madrid organise une corrida exceptionnelle  pour le 17 juin. 8 toros, 8 toreros. Elle est présidée  par Alcala Zamora futur président de la république.
Adrian Schubert professeur d’histoire à l’université de York à Toronto Canada signale lui les manifestations données en avril 1932 à Valencia pour  le premier anniversaire de la république : inauguration d’une statue de la république, distribution d’exemplaires de la constitution, concours de beauté et plusieurs corridas. Sous la république la tauromachie se socialise. Les corporations de cordonniers, chapeliers, taxiteurs multiplient les novilladas sans picadors et beaucoup de courses se font au profit d’œuvres sociales... En 1934 à Madrid, Belmonte coupe ainsi une queue à un toro de Carmen de Federico dans une corrida donnée au bénéfice des chômeurs et la saison 1935 est une grande saison de tauromachie grâce à Lalanda, La Serna, Manolo Bienvenida, Domingo Ortega, Cagancho, etc.…
Le 18 juillet 1936 coup d’état de Franco. Les toreros se divisent selon leur implantation géographique. Le syndicat des toreros qui  a son siège à Madrid se rallie au pouvoir légal de la république. Les toreros qui sont en Andalousie, région contrôlée par les nationalistes franquistes se rangent aux cotés des rebelles qui ont d’ailleurs commencés par suspendre les corridas avant de lever leur interdiction le 11 octobre. Par contre dés le 16 août deux corridas se font en zone républicaine. L’une à Barcelone, l’autre à Madrid au bénéfice du Front Populaire. De juillet 1936 jusqu'à la fin de la saison, et selon l’historien Bartolomé Benassar, 20 corridas et 17 festivals se feront coté républicain contre 11 coté nationaliste. Comme  les troupes de Franco ont d’emblée contrôlé les zones d’élevage, l’Andalousie, Salamanque, la tendance finira par s’inverser jusqu'à ce que la  république agonisante et son gouvernement refugiée à Valencia finisse en juillet 1937 par suspendre la corrida : il n’y avait plus de toros, les toreros restés fidèles s’exilaient au Mexique ou en France et les arènes servaient de potager comme celle de Madrid ou de dépôts de munitions. Leurs barrières démontées servaient de bois de chauffage. Silvino Zafon sera le  16 mai 1937 à Barcelone le dernier torero à prendre une alternative « républicaine ». Il s’exilera en France et mourra à Orange en mars 1963 d’un accident de vélomoteur.
Pendant la guerre civile selon la zone les toreros défilent soit le bras tendu et en chantant Cara al Sol, l’hymne fasciste, soit le poing levé et en chantant l’Internationale, Bandera Roja ou la Marseillaise et coiffé du bonnet «prolétarien » avec l’étoile rouge. A Madrid le 13 aout 1936   Mariano Garcia, Paco Godin et Antonio de la Torre ont brindé leur novillos à Dolores Ibarruri «la pasionaria».  A Valencia le 6 septembre Vicente Barrera torée en tenue de milicien républicain. Des corridas sont faites au bénéfice des forces qui luttent contre les «fascistes» comme les corridas du secours rouge à Murcie,  Albacete,  Madrid  ou comme cette corrida de 1937 à Alicante en faveur des milices du parti communiste. Le 11 septembre à Albacete,  le novillero Jaime Noain coupe  4 oreilles, 2 queues  prend un coup de corne  puis part avec sa cuadrilla combattre pour la république sur le front d’Aragon. Pour le «jour de la race» le 12 octobre 1936 chaque camp a fait sa corrida : l’une à Séville,  l’autre à Valencia organisée par les syndicats CGT et UGT. Les barrières y ont été peintes aux couleurs de la république : rouge, jaune violet, les élevages  placés sous séquestre par la république. Les toros combattus en zone rouge sortent sous l’appellation «ganadería du front populaire.» 
Le 4 octobre 1936 à Valencia, Gallineto, toro de Pablo Romero est en piste. Il a une inscription peinte sur chaque flanc : Vive le front populaire d’un coté et de l’autre CNT UGT. Le 29 Août Domingo Ortega  torée  à Valencia pour les milices populaires.  Il brinde un toro au comité exécutif populaire. Il triomphe, coupe deux oreilles la queue, la patte. Les miliciens poings dressés, comme lui, l’emportent en triomphe. Un membre du comité exécutif le félicite : «Que le peuple triomphe aussi magnifiquement que toi aujourd’hui». Sans complexe aucun Ortega participera à Madrid  le 24 mai 1939 avec Barrera à la corrida de la victoire franquiste. Il défilera bras tendu en chantant Cara al Sol.
Les toreros vont où sont les toros.  Une minorité  s’engagera par idéologie d’un coté et de l’autre. Coté franquiste : Lalanda, El Algabeño, la Serna, Domingo Dominguín, père de Luis Miguel,  Algabeño Chico tué sur le front  comme le banderillero Fernando Gracia. Le banderillero de Triana, Joaquin Miranda sera après la guerre nommé secrétaire général du Movimiento Nacional, le parti franquiste.
Les toreros républicains ? Enrique Torres, Manolo Martinez, Félix Almagro, Félix Colomo, Saturio Toron qui mourra sur le front coté rouge comme les novilleros Ramon de la Cruz, Cayetano de la Torre.
Des deux cotés on fusille et on meurt. Les rouges fusillent El Algabeño, les cousins de Lalanda, les éleveurs Tomas Murube, Argimirio Perez Tabernero, le duc de Veragua. Valencia II fut dénoncé par sa maîtresse qui en voulait à ses bijoux. Peu de temps  avant il toréait avec El Gallo dans un village prés de Madrid. On veut lui faire chanter l’internationale et lever le poing. Il refuse ; il lève le bras et chante Cara al Sol.  El Gallo dans ses petits souliers : «Ne fais pas ça Valencia, ces types vont nous massacrer.» Réponse de Valencia : «Pas avant la fin de la corrida.» De l’autre coté même chanson du mitraillage. Ce sont deux banderilleros qui seront assassinés avec Garcia Lorca prés de Grenade.
La corrida comme «fascisme» alors qu’elle est née au XVIIIème tout comme l’ignoble rumeur accusant Manolete de s’entraîner en estoquant des prisonniers républicains  font partie de ces élucubrations sinistres que les opposants à la corrida lancent sans vergogne au mépris de toute vérité historique. C’est Franco mort et dans l’Espagne de la transition démocratique qu’ont été fondé à la fin des années 70 les écoles de tauromachie dont celle de Madrid  financé par la mairie. Une mairie dirigée par le professeur Tierno  Galvan, anti franquiste notoire, élu avec des voix communistes et auteur de l’essai «Les toros, événement national.» Extrait : «Les toros sont l’événement qui a le plus éduqué socialement, et même politiquement le peuple espagnol.»
Dans les franquistes années 60  il se faisait au maximum 400 corridas «fascistes» par saison. En 2003, 28 ans après la mort du dictateur,  989 corridas «démocratiques» et 1640 si l’on compte les novilladas, ont été organisées en Espagne.

Jacques Durand