Jacky Siméon, une cocarde d'or et de sang

Tout à coup à partir du printemps 73
les dimanches se sont mis à brûler et à courir parce que dans l’expression “la course du dimanche” ce ne sont pas seulement les taureaux qui courent. Les dimanches aussi cavalent et les aficionados de la course camarguaise avec eux... Si à partir de 1973 les printemps et les étés brûlent et cassent les planches à Pérols, Mauguio, Saint-Rémy de Provence, Marsillargues, Sommières, Lunel, les Saintes-Maries-de-la mer, Beaucaire, Chateaurenard, Saint-Christol, le thermomètre n’y est pour rien.
Les responsables ? Les frères Siméon, Jean Pierre, Raymond et surtout Jacky qui incendie la Bouvine, fait bouger les sénateurs du raset à l’économie, remplit les arènes à moitié désertées, met en surchauffe les vieux enregistrements de “l’air du toréador” de Carmen et réveillent en sursaut les micros asthmatiques qui roupillaient peinardement sous les platanes et la léthargie organisée du système. Les dimanches prennent enfin de la couleur. Ils sont pétaradants avec Joujou, vaillants avec Duc, violents avec Bajazet, angoissants avec Goya, nobles avec Ventadour, lyriques avec Pascalet, joyeux avec Marquis, redoutables avec Vibre, compliqués mais exaltants avec Rami, techniciens avec Gardon.La faute à qui ? A un jeune homme farouche jusqu'à la sauvagerie qui “charge” les cocardiers avec un raset court, puissant, vif, lyrique parce qu’il aime la proximité des taureaux, que les sentir avec lui, sur lui est sa drogue et que s’envoler avec eux au dessus des planches dans un nuage de poussière et de cris est comme un bond de son être hors de soi. Les taureaux boivent ses rasets mais c’est lui, Jacky Siméon, qui est ivre et les gradins avec lui. Voilà d’abord ce qu’offre ce livre (1) : une ivresse personnelle racontée avec une retenue élégante, bref un style qui n’est autre que celui qu’il déployait en piste au milieu du raffut, de la vocifération, de la rivalité.
Jacky Siméon possède aussi ce que les taureaux ont parfois : la caste. C’est à dire le pouvoir de se surpasser, de passer de la mesure à la démesure. Ce passage se fait selon une ligne imaginaire que certains ne franchissent jamais, les raseteurs tangentiels et que peu, dont lui, mettent un point d’honneur à mépriser en transgressant le terrain du taureau. C’est cette transgression allègre qui dans son sillage  enflammait les publics comme une pinède. Lorsqu’il a commencé en 1973 à faire chavirer les dimanches et les barricades il a, dans un milieu qui a d’abord regardé d’un mauvais œil cet empêcheur de raseter en famille, proclamé son ambition : être une vedette ou rien. Etre André Soler le géant des années 1950-60 ou rien et gagner la mythique course de la cocarde d’Or qui est l’horizon de ce récit  et qui, lors de l’édition 1989 à cause du taureau Vidocq a failli en être sa tragique conclusion. Coup de corne, rupture de la fémorale. Il faut se méfier de ceux qui se nomment Vidocq dans le Paris de Victor Hugo ou dans l’Arles de Fanfonne Guillierme.
Proclamé est d’ailleurs un bien grand mot. Jacky Siméon ne s’est pas imposé par la force de tonitruantes déclarations mais bel et bien par la bouleversante loyauté de son raset et par cette chance qu’il donnait aux cocardiers de l’attraper. Ce qu’ils firent parce que à l’époque son mode d’expression à lui, son "art”, son “discours” ça a été ça : courir bien droit devant un “biou”, le garder derrière lui sans faire un écart qui l’aurait “ cassé ”, le sentir manger sa semelle pendant quelques secondes. Parfois pour le plaisir, en jetant son crochet pour garder un esprit joyeux.
D’ou la présence obsédante de son corps comme personnage de ce livre qui, le premier, fait entrer dans la chair vive de cette passion du sud rhodanien. Un corps martelé par le taureau : tendinite, claquages, luxations de l’epaule, adducteurs en débandade, trous des cornades et deux mètres de cicatrices qui sont la mesure d’un enthousiasme intact malgré les rebuffades de ce même corps. Enthousiasme dans ce cas est un mot à prendre selon son étymologie : le dieu intérieur. Derrière surgit cette interrogation. Est ce que je serais, dans l’arène, face au taureau, toujours le même ? Pouvoir se mesurer à lui entre deux coups de trompettes fut pour Jacky Siméon prendre évidemment sa propre mesure. La mesure de son âge, de son “dieu intérieur”, de son moral, de sa morale d’homme de taureaux.
Le taureau parti, reste la mélancolie.

Jacques Durand

(1) Une cocarde d’or et de sang (Acte Sud)