Certains
toreros n’ont pas d’ombre, jamais. D’autres, parfois. Une poignée, souvent et
souvent les plus déchirants. Quelques toreros ont un double. Ce double prend
leur place au soleil pour les terrasser. Jeudi
2 mai 1996, Madrid. Corrida goyesque. Joselito seul contre 6 toros. Six toros
de trois élevages différents. Un du nord, un du centre, un du sud. Joselito ce
jeudi n’a pas d’ombre pour l’entraîner au fond de son spleen et pas de double
pour le mettre à terre. Joselito ce jour là où Madrid fête le 250e
anniversaire de la naissance de Goya et ses héros de 1808 soulevés conte Napoléon,
Joselito donc est une pure lumière, un midi. Deux jours avant, il confessait
avoir «más miedo que la mar». D’abord il pleut, puis il fait du
vent mais Joselito, dès Brigadiero, premier toro, est un soleil en habit de
soie vert bouteille et or. Un soleil qui a oublié la mer qui remuait au fond de
son ventre.
Joselito torée enchanté. A la cape, à la muleta, tout ce qui sort
de ses mains est porté par une sorte de bonheur d’expression y compris à la
mort qu’il donne aux six toros de six
coups d’épée exacts et foudroyants. Faenas de silex et sans saccades, poignet
cassé, ceinture pliée, les reins creusés, les pieds bien à plats et l’autre
main tombée le long du corps, comme un
signal. Celui de la lumineuse sérénité du sentimiento. Tauromachie du desmayo
et d’une solaire plénitude. Et à la cape, les suertes d’hier et d’aujourd’hui
qui coulent de ses mains avec la fraîcheur d’une eau de source et jamais comme
un savoir récité. Trois heures d’une gigantesque corrida où le choeur des tendidos, dans une plaza
bourrée jusqu’aux nuages, a rugi ses «olé» a vomis ses «torero, torero, torero,» craché
ses palmas de tango et enseveli le rayonnant Joselito sous des incandescents cris d’admiration
arrachés à sa surprise : « Joselito tu es le plus grand, Joselito
tu es un monstre ». A la nuit, à la sortie, mille soleils sous la voûte
noire de Las Ventas : les flashs des photographes, les croupes luisantes
des chevaux et, lancés et rebondissants comme des saetas, les compliments
hurlés des aficionados.Séville samedi 26 septembre 1998. Joselito seul contre six toros. Et surtout seul contre son ombre et son double. Le désastre d’un astre dans un habit couleur de lune froide et morte et passive : blanc et argent. La lune blanche de la neurasthénie et des maléfices. La face blafarde et argentée de la mélancolie. La vieille mélancolie qui emporte parfois Joselito, torero du parfois. Six toros, six échecs. Rien ne fonctionne. Tout se lézarde et se détraque peu à peu. Une impression d’affaissement, de chute lente, de minage intime, de détresse silencieuse, de deuil devant laquelle siffler était obscène. Le lichen de la médiocrité qui avance toros après toros comme la lumière d’automne recouvre peu à peu cette corrida de la décomposition, grignote les gradins de la Maestranza, gèle les cœurs sous la cruauté métallique de la pendule. Joselito lui, las et usé comme un homme égaré dans le désert, sauf que le désert marchait en lui, engloutissait son désir, enlisait ses poignets.
A la sortie, les premières feuilles de platane sur les
trottoirs de la calle Adriano et un petit air hypocritement frisquet qui vient
du Guadalquivir, vous fait reboutonner votre veste et penser à l’hiver.
Jacques Durand
Photos Haut Jacques Torregano - Bas © DR
Divergence Images Jacques Torregano
Jacques Durand
Photos Haut Jacques Torregano - Bas © DR
Divergence Images Jacques Torregano