Le Sud de Paco Ojeda

Le toreo de Paco Ojeda montre le sud. Pas le sud débonnaire des blagues, des tapes dans le dos, de la jovialité de carte postale. Pas le sud de la redondance et de la volubilité. Pas le sud frivole et vendu des tours operators. Non, il montre le sud extrême, sombre, taciturne, introverti, ridé, farouche, noir et blanc. Le sud qui n’adresse la parole qu’a lui-même, comme Ojeda une nuit d’août 1982 au Puerto de Santa María penché sur Chulón, numéro 80, 519 kilos, toro blanc d’Osborne. A travers son toreo compact, en spirales d’escargot, labyrinthique, à la Piranèse, unique, inimitable et qu’il enroule et déroule comme un jeu, Ojeda semble s’écrire lui-même et exprimer sa culture. Ojeda n’est pas un homme «cultivé» ; il est mieux que cela. Il est un homme qui produit tout naturellement de la culture sans passer par la spéculation intellectuelle.
Son toreo qu’il a imposé de force dès le début de sa carrière est comme un bloc isolé de silence avec de la clameur autour. On ne peut l’expliquer, c'est-à-dire le sortir de ses plis, ni le déployer avec les seules données techniques. Lui est trop impliqué dedans, noué dedans. Tout se passe comme si, toréant, Ojeda s’adressait à lui-même en s’emplissant de la force dont il vide le toro. Il fait passer la bravoure du toro en lui. Il s’en nourrit comme il se nourrit, dit-on, de la présence de la nature, des marais, des dunes. Autant le préciser tout de suite, ces explications n’en sont pas. Ce sont des éclairages, des évaluations subjectives, des tentatives d’analogie, des approximations, des lubies peut-être et la force étrange, magnétique du toreo d’Ojeda c’est de les permettre. Les grands toreros sont ceux qui autorisent le délire interprétatif. Parce qu’ils délirent eux-mêmes ?
Le toreo d’Ojeda est, étymologiquement, délirant. Il sort du sillon. Il sort du sillon de la convention taurine comme en sortait la transe d’El Cordobés dont l’inspiration torride se dressait face au toreo arctique d’El Viti. Ojeda est du coté du sud noir, laconique, ombrageux. Que son toreo ait poussé et se soit vivifié à Sanlucar de Barrameda n’étonnera pas ceux qui ont aperçu, derrière l’apparente gaieté de cette ville, quelque chose d’autre. Sanlucar est aussi un sud ultime et éperdu face au sauvage: l’océan, les marécages, le Coto de Doñana, prénom qu’Ojeda a donné à une de ses filles. Un Coto interdit comme un Tibet et surveillé par des gardes. Sanlucar paraît tourner le dos au reste de la Basse-Andalousie pour regarder le vide devant elle, la ligne de cette terre prohibée et un océan longtemps considéré comme les confins de l’humain, comme un monstre hostile. Dans le ventre de ce Sanlucar marginalisé et narcissique Ojeda par son enfance, sa pauvreté, sa solitude a été à son tour singulier et marginal. Son sud n’est pas un Midi mais un Finistère. Son toreo est un Finistère.
Il aura des imitateurs et pas de descendants. Il n’aura pas d’au-delà, comme le Guadalquivir qui se dissout dans l’océan, face à Sanlucar, justement.

Jacques Durand

Texte de 1988