J’ignore
ce qu’est la multitude et je ne peux pas toréer pour les multitudes. Mille
personnes, c’est déjà une multitude. Vingt également.
On est
sur le bon chemin lorsqu’il en reste deux ou trois.
Si tu
es seul avec le taureau, la vérité est là.
J’imagine
que les écrivains travaillent dans la solitude.
L’artiste
a besoin de solitude. Son métier est très difficile. Il lui faut concilier ce
qui est à l’extérieur et ce qui est à l’intérieur.
Je ne
sais pas si je m’explique bien : ce qui se trouve à l’intérieur, c’est
notre émotion, et ce qui se trouve à l’extérieur, la compréhension que les
autres en ont. Ce n’est pas le taureau qui me fait peur, c’est
l’incompréhension.Il y a quatre ans, José Antonio del Moral et José Carlos Arévalo sont venus à Sanlucar avec des textes qu’ils avaient écrits sur moi.
J’ai
compris leur solitude d’écrivains.
Il me
semblait que, tous seuls, les mots exigeaient d’eux les suivants.
Voilà
pourquoi ces mots ne sonnaient pas faux. Ils n’écrivaient pas sur moi, mais sur
eux-mêmes, sur leurs sentiments. Je n’étais qu’un prétexte.
C’était
comme s’ils avaient été en train de toréer.
Les
mots sont le taureau de l’écrivain. Et les passes sont les mots du torero. Une
passe en amène une autre. Lorsque cela ne se produit pas, toréer n’a aucun
sens.
Je
crois que l’artiste véritable est dans une forge. Pour s’exprimer, il travaille
avec un matériau dur, qui ne s’ajuste pas à ses idées.
Les
mots sont un matériau dur. Le taureau est un matériau dur.
Dans
la forge, l’artiste fait fondre ses idées. Elles s’assouplissent et prennent la
forme désirée.
La
forge de l’artiste doit toujours être en activité. Il doit mettre sur le feu
beaucoup d’idées. Une fois, on m’a demandé ce qu’était le temple. J’ai dit que
c’était la forge du torero.
Dans
l’art de toréer, il y a un toreo liquide ou des toreros durs.
Un
artiste sans forge n’est pas un artiste. Des mots durs sortent de lui,
semblables à ceux-ci qui ne savent pas exprimer mon sentiment.
En ce
qui me concerne, je sais quand un torero modèle, grâce à sa forge, un taureau.
Ce qu’il fait alors, c’est l’inventer. Je sais également juger les toreros sans
forge, qui ne sont pas de véritables artistes, qui sont des hommes qui répètent
ce que d’autres ont modelé.
Pour
que le toreo soit création, il est nécessaire de savoir s’arrêter. De retourner
à la campagne, d’observer le taureau lorsqu’il est tranquille, presque absent.
Il faut s’imprégner de lui et de tout ce qui l’entoure. L’artiste doit
connaître ce que pense le taureau, ce que pensent les rivières, ce que
pensent les arbres. Que deviendraient
les hommes sans arbres ni rivières ?
Les
aficionados pensent que toréer signifie faire des passes avec les taureaux. Je
me sens très loin de cela.
Toréer,
c’est parler avec le taureau, comprendre sa peur et savoir comment lui comprend
la tienne. Je me sens prisonnier des règles si rigides qui limitent le toreo.
Le
temps me dérange, devoir en finir avec le taureau alors que j’apprends à peine
à le connaître. Il se peut que les règlements soient nécessaires, mais je pense
qu’ils sont faits pour ceux qui ne connaissent rien aux taureaux.
Le taureau a sa vie irremplaçable et je n’aime
pas qu’on le tue par routine. C’est pourquoi j’espace autant que je peux mes
prestations.
Je me
respecte et je respecte le taureau.
Dans
les arènes, je souhaiterais qu’on m’accorde du temps, comme à la campagne.
Parfois,
lorsque je lis un vers ou un roman, j’imagine l’écrivain.
Je le
vois marquer une pause, chercher les mots qu’il ne trouve pas, et non partir en
abandonnant la page, au contraire, chercher encore et encore, jusqu’à trouver
la place dont les mots avaient besoin.
L’entente,
voilà ce qui est difficile.
Il y a
des taureaux avec lesquels le torero s’entend immédiatement.Ce n’est
guère une question d’inspiration. C’est que le taureau est rapide. Or, certains
taureaux mettent du temps à se lier.
Comme
ces mots que l’on ne trouve pas. Le travail d’écrire et celui de toréer
ressemblent au métier de forgeron.Pour
avoir une forge, il faut savoir être seul.
L’artiste
doit beaucoup réfléchir.
Tout
doit déjà avoir été pensé car, au moment de créer, la pensée reste en arrière
et il n’a de temps que pour sentir.
Je
comprends les écrivains qui travaillent dans la solitude.
Dans
l’arène, on est seul aussi.
Et
lorsque le torero crée de l’art, il advient une chose étrange, nous sommes tous
ensemble et nous sommes tous seuls.
Je
torée dans des arènes qui sont presque toujours combles.
Je ne
torée pas pour tous, mais pour chacun.
Je
sens, quelquefois, qu’une multitude de solitudes m’accompagne.
Je
sais alors que j’ai vraiment toréé.
Ce
texte est paru dans la revue littéraire "El Urogallo".