Dans
une seconde. Pour l’instant tout est suspendu. Il ne se passe rien sinon ce
simulacre de jeu qui n’en est plus un. Tout bascule. Qui le sait ? Le
torero : sa raideur, enfin, se casse, s’émiette ; le toro : il
joue enfin avec cette chose, cet homme volant, ce «pelele»¹
qui miroite dans le soleil, au bout de ses cornes et ne le soumet plus à sa géométrie
humiliante et à l’ironie de ses esquives. La
figure vient de se briser. Et le scénario avec elle. Au rigide, au contraint, à
la coercition de la lutte, à la charge rageuse et criarde du toro floué par un
fantôme succède ce moment aérien, fluide, de grâce et que le sang, là tout de
suite, va obscurcir. Et puis le choc, le sable, le corps qui s’écrase, le mufle
noir, les cris et la ronde saccadée des capes, des zapatillas, des bas roses.
Et puis bientôt l’odeur d’éther, le crissement de l’habit qu’on découpe vite
vite, les murs trop blancs, le coton des chuchotis, du chaud quelque part sur
le ventre, la cuisse et les cauchemars qui vont tremper la nuit. Anesthésie,
fondu au noir. Tout est si rapide, si insensé.
La cogida est un contresens, une
parenthèse absurde dans un discours saturé de significations dont
celle-ci : le toreo est une séquence serrée, condensée, articulée d’actes précis,
millimétrés et volontaires. Le coup de corne qui l’interrompt et qui la tranche
déchire d’un coup de rasoir ce canevas de gestes réfléchis et de poses
convenues. Désormais tout fuit, tout file. La stratégie s’effondre et la raison
avec elle. Ce qui prend alors le dessus c’est moins le toro que le chaos dont
il est le totem et qui renvoie le torero du coté de son néant. Le voilà devenu
une proie, l’ombre de lui-même, sa caricature : un pantin, une poupée de
son. Une hiérarchie se renverse ; celle de la liturgie, de la règle, du
code. La sauvagerie mise tout à l’heure sous séquestre par l’art, la technique,
le courage, ensevelie sous les dorures, fracasse les prescriptions, anéantit
l’autorité, détruit l’harmonie.
On peut se demander d’où le toro tire son énergie
destructrice. Il la tire de l’anarchie profonde du monde même et que la corrida
cherche, inlassablement, dans les après-midi d’été, à conjurer et à conjuguer
dès que le plus primitif des toros est craché du plus noir des torils. Ce coup
de poing a toute l’apparence d’une colère cosmique. Cette revanche tellurique
crève, dans le tumulte et la soudaineté, les constructions précaires, dérisoires,
sublimes et absurdes de l’art tauromachique. Ce qui vole en éclat et en éclats,
en un éclair, avec cet homme micacé, avec cet Icare à paillettes abandonné tout
entier à la perplexité de sa chute c’est l’ambition angélique et, à ce moment
là, inerte, d’ordonner la confusion noire de la bestialité, de la modeler, de
la traduire en cadences, un chiffon rouge à la main. De la faire danser.
Le
toro ne porte pas le coup. C’est le coup qui le porte et le traverse pour mieux
dissiper l’illusion de cet opéra factice. Sa violence n’est qu’une vieille, vieille,
immémoriale rancune. La bête a pris la parole sur ce théâtre stupéfait,
vaguement incrédule. Elle l’administre seule. Avec une méchanceté naïve,
indifférente et gaie. Comme par jeu, finalement. Un jeu éternellement légitime,
un peu obscène, très obscur. Un retournement, somme toute, de la grâce et où,
au profit de l’ombre, se rompt l’équilibre du sol y sombra. La cornade est le salaire du péché tauromachique. À
confondre l’arrogance avec la maitrise, l’effet avec le naturel, le territoire
de l’homme avec celui de l’animal et celui de l’art avec le spectacle, on
s’expose à cette fureur et au sang.
¹pantin
Jacques
Durand
Texte
de 1986 accompagnant des dessins de cogidas de Claude Viallat
Photo du haut A.Hampartzoumian, du bas Gorki Lejarcegi