Les Toros du pressentiment

La lourde fatalité du “c’était écrit” parfume les tragédies tauromachiques. Ce, depuis les débuts de la corrida. Le torero sévillan Pepe Hillo ne voulait combattre que des toros andalous. En mai 1801, il fait une entorse à sa prévention. Le 10 mai 1801 donc, dans le campo autour de Madrid, il choisit ses toros pour la corrida du lendemain dans la capitale. L’un d’eux lui tape dans l’œil. Il interpelle le mayoral de l’élevage : “Tio Costuera, je veux ce toro pour ma corrida.” Le toro s’appelle Barbudo, il est noir zain, il vient de la région de Salamanque. Le 11 mai 1801, il tue Pepe Hillo d’un coup de corne dans le ventre au moment même où Pepe Hillo lui plonge son épée dans le cœur. Commentaire le lendemain du Diario de Madrid : “Il avait prévu la mort qui l’attendait. Il l’avait annoncé à ses amis.” Un siècle plus tard le poète éleveur Villalón écrit dans la Toriada : “Pepe Hillo, Pepe Hillo, / ne retourne plus aux arènes, / Ton amante, cette nuit, / a fait un rêve d’abracadabra.”
Le taciturne et introverti sévillan Manolo Garcia “Espartero”, obsédé par les toros de Miura, pensait, comme Manolete d’ailleurs, qu’un toro un jour le tuerait. Il disait : “Dans ce cas j’aimerais que ce soit un miura.” Le 27 mai 1894, il est engagé à Madrid. Avec des miuras. À Séville, au moment de prendre le train pour Madrid, ses amis, le matador Guerrita en tête, tentent de le dissuader d’aller toréer dans la capitale où il s’était fait siffler lors de ses dernières apparitions. “Manolo, Manoliyo, ne va pas à Madrid.” Guerrita l’at­trape par les épaules : “Ne torée pas demain. Un toro pourrait te tuer.” Inutile. Espartero part à Madrid. Le lendemain en se rendant aux arènes, il croise un corbillard. Le premier toro de la course a pour nom Perdigon. C’est un miura à la robe caramel. À sa première tentative pour le tuer, Espartero commet une grossière faute technique et se fait prendre. Il se relève, se replace, fond sur Perdigon son épée à la main. Perdigon le tue d’un coup de corne dans l’épigastre.
Le toro qui doit me tuer est en train de paître dans son pâturage.” Voilà ce que dit Pascual Marquez, le “torero de la Isla”, de la Isla du Guadalquivir. Pas­cual Marquez, de Villamanrique, va, dans la Marisma toute proche, voir les toros de Doña Conception de Concha y Sierra qu’il doit toréer le 18 mai 1941 à Madrid. Du haut d’une jument Pascual Marquez observe les toros de la veuve Concha y Sierra, et un toro de la veuve Concha y Sierra l’observe. Il porte le numéro 52. Il est gris. Il se nomme Farolero, Fanfaron. Les toros sont tranquilles. Sauf Farolero. Il lève sa tête, se détache du troupeau, avance au pas puis charge Pascual Marquez. Pascual Marquez part au galop. Farolero le poursuit. Marquez ne s’en dégage qu’après plusieurs zigzags. “Cet animal en a après moi” dit Pascual Marquez. Il demande au mayoral de le changer, qu’on ne l’envoie pas à Madrid. Le 18 mai Pascual Marquez se rend aux arènes avec sa cuadrilla. Il porte un costume tabac et or. La devise des toros de Concha y Sierra est blanc, plomb et or. Dans la voiture Pascual Marquez apprend que Farolero fait, par erreur, toujours partie du lot de toros et que le tirage au sort dans le chapeau cordouan le lui a attribué. Il dit : “Pas de chance.” Ou : “La chance n’est pas avec moi.” Ou il jure. Il regarde par la por­tière la rue d’Alcala. Farolero sort en piste en troisième position. Bombita IV, le péon de Pascual Marquez, veut l’amener à la pique. Pascual Marquez l’arrête : “Laisse-le-moi, Antonio !” Marquez veut triompher. Un coup de vent soulève sa cape et le découvre. Farolero le toro gris de cinq cent trente kilos l’encorne dans la poitrine au niveau du cœur. Il est six heures et demie. Pascual Marquez part en titubant vers la barrière. Il montre sa poitrine coupée en deux par Farolero. Il murmure : “Petit salaud, tu m’as tué.” Il dit aussi : “Je m’étouffe.” On l’opère pendant deux heures. Farolero a mis son cœur à nu. A chacun de ses battements, il pulvérise du sang mélangé à du sable. Celui de la piste. Marquez se réveille dans l’infirmerie de la plaza. Il y reste plusieurs jours. Son état est trop grave pour qu’il puisse être transporté. Il souffre. Son état s’améliorant, il peut, enfin, être amené à la clinique du docteur Crespo. Il se requinque. Mais la gangrène le guette et le charge comme Farolero dans le campo de la veuve Concha y Sierrra. On l’opère à nouveau. Il meurt le 26 mai à quatre heures moins le quart du matin.
L’histoire de la tauromachie, si elle s’attarde volontiers sur les obscurs labyrinthes que les coïncidences tricotent avec les destinées, ne diabolise pas pour autant les toros meurtriers. Au contraire elle les innocente derrière le constat mécanique où elle inscrit sans étonnement les ressorts de ce tragique jeu. Les toros portent la mort sur chaque corne. Point final. Les toreros le rabâchent sur leur lit d’hôpital et le dicton taurin le ressasse avec une sorte de vieille lassitude : “Le devoir du toro est de donner des coups de corne. Celui du torero de les esquiver.” Aux vierges en médaillon, aux christs hagards, aux images saintes étalées sur les tables de nuit des hôtels taurins de faire leur boulot. Dieu, de toutes façons, répartit la chance et les cornades selon un énigmatique canevas. Le 18 septembre 1916, à Moron, un toro d’Urcola encorne dans la poitrine le torero de Saragosse Florentino Ballesteros. Cornade effrayante. Il en réchappe. L’histoire apprendra plus tard que ce n’était qu’un avertissement en forme de repérage anatomique. Le toro d’Urcola signalait seulement la cible. L’année suivante à Madrid, Cocinero, toro de Benjumea, plante exactement sa corne dans la cicatrice et achève le travail. Ballesteros mourra deux jours plus tard, le 24 avril, et après une terrible agonie à l’Auberge des Lions, rue du Carmen. C’est ainsi.
C’est ainsi que Granero devait nécessairement être tué par Pocapena. En 1921, Granero, idole du moment, fils d’une bonne famille de Valencia et violoniste virtuose, doit, à Ciudad Real, combattre des toros du duc de Veragua dont Poca­pena, un toro gris que le sort lui a désigné. Il pleut, la corrida est annulée, la sai­son s’achève, Pocapena retourne dans son campo andalou et Granero passe l’hiver à Valencia. Il va au théâtre. Cette saison-là, en septembre à Saragosse, le toro Tirandito lui a donné un coup de corne superficiel près de l’œil droit. Le 21 février, le torero assiste au théâtre Rufaza à une saynète en un acte déjà pro­grammée à Valencia en 1916, année où justement il avait commencé à toréer. Le nom de la pièce ? Pocapena. Rien à voir avec le toro. Quoique. Elle sera remplacée le soir suivant par un “sujet comico-lyrico-taurin et reconstituant”, comme dit l’affiche, inspiré par le torero lui-même et qui a pour titre Granero­club. Aucun rapport. Apparemment. Sauf que quelque chose se précise comme un rendez-vous et se resserre comme un nœud coulant.
Le 7 mai 1922 Granero torée à Madrid des toros du duc de Veragua. Pocapena est dans le lot. Il l’a encore touché au tirage au sort. Au cours d’une passe haute, Pocapena renverse Granero, lui plante sa corne dans l’œil droit, le tue net. Les chanteurs populaires l’enseveliront dans un tango célèbre : “Granero, quand tu torées dans la plaza de Madrid / Les Madrilènes te disent / Granero tu vas mourir.” Une autre poésie populaire disait : “Et quand mourut Granero, les orangers se couvrirent de sang.” Le coup de corne mortel dans l’œil de Granero était annoncé par des signes si aveuglants que personne n’avait eu la lucidité de les percevoir. Sauf une dame de la bonne société de Valencia qui se piquait de chi­romancie. En février 1921, elle voit Granero et confie à ses proches : “Ce garçon est un grand torero. Mais il durera peu. Il mourra un 7, un 14 ou un 21 mai.” Premier avertissement, une date… Granero était devenu matador un 28 sep­tembre, date que la superstition taurine, alimentée par le noir forcing de la sta­tistique, pointe depuis comme jour de malheur. José Gallego, “Pepete III”, Isidro Martin Flores, Joselito, Granero, Manuel Baez “Litri” tous consacrés matadors un 28 septembre ont été tués par un toro. Juan Luis de la Rosa dit El Lloron (le pleurnicheur), consacré lui aussi matador ce même jour, sera lui assassiné en 1936 à Barcelone par, dit-on, les “rouges”. En 1921 Granero avait fait pendant plusieurs nuits un cauchemar qu’il a raconté à son ami le journaliste Soto Lluch. Il rêvait qu’un toro lui fracassait le crâne de sa corne.
Même pressentiment pour le jeune et brillant torero José Cubero “Yiyo” qui, en mai 1983, confiait à Radio Nacional de España : “Vous me demandez à quel moment j’y pense ? Je peux vous dire que le soir, quand j’éteins ma lampe de chevet, quand je me retrouve tout seul, je pense qu’une corne va m’arracher le cœur.” On ne saura jamais la part de probabilité qui court dans le présage. Le 30 août 1985, Yiyo torée en remplacement de Curro Romero à Colmenar Viejo près de Madrid. Il estoque le toro Burlero au même moment où celui-ci le renverse. Burlero, l’épée dans le dos, l’encorne. Yiyo a le temps de courir vers la barrière. Il s’effondre en disant à son péon El Pali : “Pali, ce toro m’a tué.” Burlero et Yiyo meurent en même temps.
Le chirurgien des arènes qui reçoit le cadavre du torero dira : “Il avait le cœur ouvert en deux.” Ouvert comme un livre. Le livre du “c’était écrit” ?

Jacques Durand 

"Les toros du pressentiment", in La pensée de midi, n° 5-6 octobre 2001, éd. Actes Sud.



Haut : Tableau de Djamel Tatah - Bas Michael David

Remerciement Christian Milovanoff