«Le
toro qui doit me tuer est en train de paître dans son pâturage». Voilà ce que
dit Pascual Gonzalez «le torero de la Isla.» Cigare au bec et sourire aux
lèvres, Pascual Gonzalez aime, devant ses amis, étaler cet avertissement. Régulièrement.
Ils ne savent pas si c’est du lard ou du cochon. Ils protestent ou font
semblant de ne pas avoir entendu. Cette gêne, ça l’enchante. Il y voit sa supériorité
de torero. Il pense que cet état légitime les prophéties et excuse le lugubre.
Pascual Gonzalez est un sacré «tío». Les critiques taurins écrivent
qu’il en a une très grosse paire, qu’il est le successeur d’El Espartero et ce
genre de choses qui font toujours plaisir. De plus, il lit des livres. Ses
copains, son entourage, ça les fait tiquer. Un torero qui lit des livres !
Il ferait mieux de penser au Niño del Ferrocaril qui a l’herbe dans la bouche
et veut le jeter par-dessus bord.
Des livres, pas
exactement. Un livre : «La Ballena Blanca» de Melville. Enfin,
il essaye de le lire. Il est englouti dans cette histoire depuis longtemps. Il
allume un Montecristo, il ouvre le livre. Il s’y est pris dix fois et dix fois
il a buté sur le chapitre CXXXIV, page 447, de l’édition Lauro de Barcelone,
quasiment à la fin. Il ne peut pas aller plus loin. Quelque chose l’en empêche.
Il ne sait quoi. Ou on l’appelle pour aller tienter, ou alors il doit partir récupérer
un prix ou participer à une tertulia,
ou à une de ces cérémonies puériles de congratulations réciproques et de
costard cravate qu’aime tant le mundillo. Ou alors, sans raison, il abandonne
la lecture pour rêvasser. Enfin il y a toujours un truc pour laisser le Péquod
et Achab, seul sur le pont, son chapeau cachant presque son visage, immobile et
guettant la nuit jusqu’à l’aube pendant que, sous lui, dans la rumeur et l’obscurité
des gouffres, Moby Dick se prépare au combat. Cette image le fascine. Du coup
il va à toutes les heures et jusqu’au point du jour observer les taureaux dans
la «marisma». Il les entend remuer, souffler. Ils deviennent un
seul être mystérieux, inquiétant. Une masse noire qui bruisse, enfle et bouge
vaguement. Le livre, il le laisse ouvert sur son bureau dans sa maison de Villamanrique
del Condado, puis il l’oublie.
La saison commence. Autre chose à faire. Achab
reste ainsi planté dans sa nuit de papier, sur le bureau de Pascual, et
continue, page 447, son guet des tréfonds. Alors, quand les toros à Séville
tapent sur le burladero du tendido 4, Pascual Gonzalez se souvient d’Achab et croit
entendre la jambe du capitaine taillée dans l’os d’une mâchoire de cachalot
claquer sur les ponts ridés, mâchurés, striés du Péquod. Il mord son capote. Il
a comme un goût de sel. L’année suivante, lorsque la temporada est finie, qu’il
a fait ses comptes avec son apoderado et s’est fâché avec, il reprend le livre
à son début. Jusqu'à ce foutu chapitre où Achab attaque la baleine blanche et
puis il ne sait plus. Ce qui lui plaît par-dessus tout à Pascual c’est Achab, ce
pèlerin taciturne de l’océan, courant les mers avec sa jambe arrachée par
l’ennemi qu’il poursuit sans repos. Il lui fait penser à El Tato fumant le
cigare pendant qu’on lui coupe, à vif, sa jambe transpercée par le toro «Peregrino»
et qui voulait continuer à toréer avec une prothèse. De plus, Achab, avec cette
zébrure fine qui part de ses cheveux gris et balafre son visage, exhibe lui
aussi une cicatrice de miroir. Oui, pour Pascual Gonzalez, ce capitaine est un foutu torero.
Avec
le mayoral de la ganadería, Pascual part à cheval voir les taureaux de la Veuve
qu’il doit affronter à Madrid le 18 mai prochain. Et un taureau le regarde. Il
est blanc et noir. Il porte le numéro 52. Le 52, il le connaît. Il devait lui être
opposé voilà un mois à La Corogne. Le tirage au sort en avait décidé ainsi. Juste
avant la course un orage très violent, inattendu, le ciel était dégagé, avait
fait annuler la corrida. Le 52 a déjà 5 ans. Il faut le passer. Il ira à
Madrid. Le taureau a la tête haute. Il regarde fixement ce cavalier, se détache
au pas du troupeau qui est tranquille, plisse ses oreilles, hume l’air, puis
d’un coup, charge. Il poursuit le torero qui ne s’en dégage qu’après plusieurs
zigzags. Ce toro en a après moi pense Pascual. Il entre à la finca, demande à
voir la veuve. Il la connaît depuis toujours. Quand il était gamin, elle lui
apparaissait déjà comme une vieille dame très sévère, toujours vêtue de noir et
de blanc.
Elle était veuve sans enfants d’un riche propriétaire de Huelva. D’origine allemande, elle parlait un espagnol châtié avec un fort accent. Elle
était toujours suivie d’une secrétaire suisse très stricte et dont on disait
qu’elle était un peu plus qu’une secrétaire. Elle était autoritaire, cassante.
À voix basses ses employés l’appelaient Bismarck ou encore le Jugement Dernier.
Ses tientas étaient connues pour leur
austérité. Elles duraient plus de trois heures, se déroulaient dans un silence
absolu. Elle y convoquait les toreros, Pascual surtout, par télégramme. Telle
date, à telle heure, «tienta». Pas plus. Aucun curieux n’était
admis, sa maison était fermée à clef pour que personne n’y entre et la tienta finie, pas de réception. Horreur de ça.
Sur la quinzaine de vaches testées, la veuve n’en gardait qu’une ou deux.
Exceptionnellement trois. Ses toros étaient la dureté même. Une race implacable.
La majorité des toreros refusaient de les toréer ou seulement après la Saint
Pierre, à cause de l’herbe qui les rendait encore plus féroces. Elle leur
donnait des noms bizarres trouvés dans
l’Ancien Testament : Amalek, Ecclésiaste, Abihu, Moab, Balaam, Baal,
Absalom, Jonas. Ça rendait fou son mayoral, à cause de l’orthographe. Dans les
années vingt, un Ecclésiaste avait, à
Almagro, tué le braillard banderillero Pepe de Utrera. Coup de corne dans la
bouche. Comme pour la lui fermer. Il y a un temps pour parler et un pour se
taire. Tout gamin, Pascual venait lui livrer le lait. Elle le tutoyait tout
naturellement. Maintenant qu’il est matador, elle le vouvoie tout aussi
naturellement. «Pascual, mettez la vache un peu plus loin s’il vous
plaît». Pascual lui demande de ne pas mettre le 52 dans le lot pour Madrid.
Bien, dit-elle, il n’y sera pas.
Le
18 mai Pascual se rend à Las Ventas avec sa cuadrilla. Il a un costume ivoire
et argent. Trois heures plus tôt Bombita IV, son péon de confiance, celui qui
tire les boulettes en papier, il a une bonne main, lui a, en bredouillant,
donné les résultats du tirage au sort. Le 52 est là. Le sorteo le lui a
attribué. Il l’a mis en second. Il est fort, il a de la carcasse et de la tête.
Pascual ne veut pas qu’on lui mente. Deux jours avant, sans raison, le 52 a
attaqué le 27, Mephibosheth, prévu pour le remplacer et l’a tué. Aucun autre
toro n’était prêt pour Madrid où la veuve a refusé de venir, alors qu’elle
assiste à toutes les courses de ses toros. Elle s’est enfermée chez elle. On ne
l’a plus revue. Le 52 a du être embarqué. Il s’est laissé manipuler sans problèmes.
Le mayoral était même étonné. On aurait dit qu’il ne demandait que ça. Embarqué :
le mot, aujourd’hui, laisse Pascual songeur. Il dit simplement : pas de
chance. Où, la chance n’est pas avec moi. Ou il jure entre ses dents. On n’a
jamais su sa réaction.
Pascual
est un taciturne au physique sec. Un couteau. Comme Manolete. Il regarde par la
portière la rue de Alcala. Il passe devant la discoteca «The Whale».
Le nom le frappe. Qu’est ce que ça veut dire ? En entrant dans le patio de
caballos, une admiratrice lui demande de signer un autographe sur son
programme. Il l’ouvre, voit le nom du 52 : «Léviathan». Des Léviathans
de chez la Veuve, il en a affronté une bonne dizaine. Il se souvient de leur
grosse charpente, de leur fanon, que leur dos ondulait, qu’il se voyait, l’épée
en main, tomber dans leurs gros yeux, que leur souffle puissant soulevait de
petites colonnes de sable et que, l’épée enterrée dans le corps, ils ne se résignaient
jamais à s’écrouler mais regardaient fixement le torero en coulant dans la mort au ralenti. D’abord lentement et
se mettant méticuleusement à genoux, puis se couchant enfin, comme de guerre lasse.
En montrant bien qu’ils mourraient par devoir.
À 7 heures et demie Léviathan
sort. À Villamanrique, quelqu’un a ouvert la porte du bureau de Pascual pour y
déposer une bougie allumée. Le courant d’air a feuilleté et fermé les trois
derniers chapitres du livre. À Madrid, un coup de vent soulève la cape de Pascual.
Léviathan plonge sa corne dans la cuisse
droite, la transperce ensuite, le reprend par terre avec un coup de corne dans
la poitrine. On emporte Pascual à l’infirmerie. On l’opère. Sa jambe a été
presque arrachée et Léviathan a mis quasiment son cœur à nu. Le chirurgien le
voit battre. À chaque battement, il pulvérise du sang mêlé à du sable. Pascual délire. Il dit
«corpo santo, corpo santo» ou encore «la Rachel, la Rachel».
Le chirurgien ôte ses gants. Se signe. Plus rien à faire. Pascual meurt. Quelques
temps plus tard, Bombita IV se suicidera d’un coup de revolver à la porte même
du cimetière de son village, Tomares. Pour moins déranger, par discrétion. Bombita IV avait toutes les qualités des grands péons : il était rapide,
sûr et discret.
Jacques Durand
* avertissement. Cette
nouvelle écrite en 2009 est très librement inspirée de la mort de Pascual Marquez.