Le 14 juillet 1979, Francisco Goñi y Goñi ne s'est pas marié à midi
comme prévu dans une église de Pampelune. Avant de passer devant le curé, il
est allé faire un petit tour devant les toros de l'encierro. En le blessant,
sans gravité, le toro Metido, 600 kilos, de Guardiola, s'immiscera dans sa jambe
et dans ses projets matrimoniaux.
Le 10 juillet 1947, comme chaque année pendant San Fermín, Casimirio
Heredia se rend à son boulot rue de La Estafeta, sur le parcours de l'encierro,
en courant devant les toros. Semillero, toro de Urquijo, l'attrape et le tue
presque devant l'entrée de sa miroiterie. Il est, depuis 1924, une des douze
victimes, pas plus, pas moins, de ces comptes ordinaire et pamplonais de
l'adrénaline qui, avant de se refermer le 14, se sont ouverts hier, 7 juillet,
à 8 heures précises, avec l'explosion d'un pétard de 133 décibels exactement. Les 825 mètres jusqu'à l'entrée des arènes, ou les 848,63 mètres jusqu'à
l'arrivée dans les corrales de l'encierro de Pampelune sont une sorte de
violent ressac déployé pendant trois minutes environ sous le regard fureteur de
la première chaîne espagnole, et où beaucoup de substances antagonistes sont
remuées : le nombrilisme télévisuel et le courage anonyme, le self-contrôle et
la panique, l'art de courir les toros et la ruée anarchique, le pastoralisme et
la sophistication technologique des caméras, des bergers et des cambistes
new-yorkais, des chômeurs de Bilbao et des informaticiens suédois, sans oublier
quelques indéfinissables quidams dans le rôle d'épaves.
Comme pour en deviner à l'aveugle les raisons, cette apparemment
déraisonnable commotion est d'abord soumise à la froide analyse des chiffres,
des statistiques et des mises en balance, y compris sportive. Exemple : le 7
juillet 1991, les toros du Conde de la Corte et les participants ont couru
l'encierro en 2 minutes 34 secondes, soit 1 minute 11 secondes de moins que la
moyenne, et ils l'ont fait à 21,02 km/h, vitesse plus qu'honorable quand on
sait que le record du monde du 800 mètres de Sebastian Coe est à l'époque de
28,51km/h. Ce «regard scientifique» qui paraît avide de mettre en courbes cette
fureur chronique s'est évidemment intéressé aux coureurs et à la jota cardiaque
de leur peur. En 1984, 14 coureurs de 27 ans de moyenne d'âge ont été munis
d'électrodes. Résultat de l'étude cardiologique: les 42 pulsations cardiaques
moyennes montent à 148 juste avant le coup de pétard annonciateur de la sortie
des toros, et à 180 pendant la course, autant que les coureurs automobiles des
24 Heures du Mans. L'exploration statistique tente de prospecter également ce paroxysme.
Les archives de San Fermin recensent 21 «montones», chutes collectives et
amoncellements de coureurs, depuis 1877.
Celui du 7 juillet 1922 fera 100
blessés, parmi lesquels Juan Pedro Zarranz, séminariste, futur évêque de Plasencia.
Rien n'échappe à l'excellente mémoire de l'encierro de Pampelune, ni le nom de
la première femme à le courir, l'Américaine Christine Hoene en 1965, ni le nom du
premier toro, Barrilero, du Conde de la Corte, à avoir blessé une coureuse:
Stéphanie Kern, occiput fracturé le 14 juillet 1990. Stéphanie Kern n'est pas la première femme blessée par un toro à
Pampelune. Le 8 juillet 1939, doña Clara Herrera se fait encorner par Liebrero,
toro de Cobaleda, mais elle est innocente spectatrice. Liebrero, ce matin-là, a
défoncé les barricades et se promène dans la foule terrorisée. Il commence par
poursuivre une petite fille - qui, vieille dame, racontait récemment que ce
toro réapparaissait régulièrement dans ses cauchemars - avant de s'en prendre à
doña Clara, qui n'est autre que l'épouse du chef du corps des arbitres
municipaux. Le héros du jour est un garde civil. Il est à quelques mètres de
Liebrero. Il le vise avec son arme. Son chargeur tombe. Il se baisse lentement
pour ne pas provoquer la charge du toro, ramasse son chargeur, le replace
doucement, tire et tue Liebrero. Les greffiers de l'encierro ont noté son nom:
Cipriano Huarte. Il finira colonel.
Le protagoniste du 10 juillet 1932 est un berger de la Ribera del Duero,
responsable des toros bravos pendant la feria. Béret noir, petit gilet, veste à
la main, un long bâton de frêne dans l'autre, Germiniano Moncayola, connu pour
faire des écarts aux vaches bravas un œillet dans la bouche, renverse seul, en
le tirant par la queue, un toro de Encinas qui est en train de massacrer un de
ses confrères, puis, avec son veston, guide le toro vers les arènes. Capon,
crieur de journaux, fit la une de la presse en juillet 1920 pour être allé
s'asseoir, à contre-courant de l'encierro, un journal à la main, au milieu de
la rue. Les toros s'écarteront. Le 11 juillet 1959, le héros se nomme Ortega.
Il est tout petit. Il a des poils blancs frisés, c'est un chien que son maître,
le berger Esteban Irisarri, lâche sur un Miura qui refuse de rentrer au corral.
Ortega aboie, lui mord le mufle et les pattes, et le fait rentrer au toril.
Ovations. Des coureurs le prennent dans leurs bras et lui font faire une
vuelta. Il niche dans la chronique comme Luis Miguel Dominguín qui, pour se
faire pardonner des mauvaises corridas, apparaîtra lors de l'encierro du
lendemain matin, pantalon blanc, chemise blanche, foulard rouge à l'entrée des
arènes, et avec un toro juste dans les reins. Comme Antonio Ordóñez qui courait
l'encierro systématiquement lorsqu'il toréait à Pampelune et qui, le matin du
12 juillet 1962, se jette sur Bilbanoso, toro d’Atanasio Fernández qui est en
train d'encorner le coureur Rufino Apesteguin.
Le 10 juillet 1961, les corredores ne se jettent pas sur un toro mais
sur un des leurs qui vient, alors qu'il est par terre, de citer stupidement un
toro du vicomte de Garcigrande qui le charge et le fait voltiger avec cinq
coups de cornes. Les coureurs se précipitent sur lui. Vérifient qu'il n'est pas
sérieusement blessé, lui foutent une raclée parce qu'il a mis en danger tout le
monde, puis le conduisent à l'infirmerie pour examen plus approfondi. C'est la plaie des encierros actuels : trop de monde, trop d'irresponsables,
trop d'ignorance des règles, et de ce qu'est réellement un toro de combat. Attirer
d'une manière ou d'une autre l'attention des toros est rigoureusement proscrit
à Pampelune, où huit bergers professionnels munis de longues baguettes de frêne
courent en se relayant à la queue des toros pour éviter, si possible, que le
troupeau ne se désagrège trop. Pour remettre dans le droit chemin des usages
les inconscients ou les mabouls, ils tapent autant sur les toros ou les bœufs
meneurs que sur les contrevenants à la pratique juste de l'encierro, qu'ils
disent pervertie par son propre succès et par la massification.
La télévision qui le couvre depuis les années 60 est, nettement plus que
Hemingway, responsable de cette dérive qui transforme ce rite archaïque
d'origine pastorale, jadis appelé entrada de toros, en événement mondial
regardé par des millions de téléspectateurs. D'où une sorte de narcissisme
cathodique qui rassemble maintenant quelque 5.000 participants dans les rues de
Pampelune, avec de fortes concentrations sous l'emplacement des multiples
caméras de télé. D'un autre côté, la façon de «courir les toros» s'est nettement
modifiée. Les photos du début du siècle montrent des rues presque vides et de
petites grappes de types cavalant loin devant les toros. Aujourd'hui, les
meilleurs corredores, à quelques centimètres des cornes, se font épousseter
leurs Adidas dernier modèle pendant quelques secondes par le souffle même des
toros. Pour le plaisir, par jeu tonique, comme le prétend Txema Esparaza, un de
ces divinos de 8 heures du matin, comme les appelle Pampelune, et qui explique
que courir ainsi «est resté une forme
d'activité ludique opposée à la passivité». Jokin Zuasti, autre vrai
coureur, insiste sur l'intimité avec le toro et sur l'émotion indescriptible
qui le submerge lorsqu'il sent «son» toro «s'étirer» en galopant vers lui dans
une course brève, harmonieuse et accordée.
Tel est peut-être le sens de cette «divinité» dont Pampelune les affuble
: sur ce miroir narcissique de 825 mètres et des poussières de secondes, leur
course lumineuse, maîtrisée, pure, lucide, jouissive, éphémère, «divine», quoi,
doit s'arracher à la ruée grossière, écervelée, dangereuse, brute, futile,
ignorante, puérile et profane du plus grand nombre. Cependant, réduire le
succès massifié de l'encierro de Pampelune à la seule vanité médiatique est une
analyse plutôt courte. L'encierro paraît entrer dans ce registre des activités
sportives «de l'extrême» qui fondent une certaine modernité. Son attraction
reste aussi mystérieuse que contagieuse. Le docteur Domingo Melon, après avoir
reçu cinq coups de cornes du toro Farran de Félix Hernandez, suggérait, en
juillet 1985, de son lit d'hôpital: «Je
ne m'aventurerai pas à dire que je ne courrai plus un encierro.» Pour ceux
qui ne le connaissent pas ou de loin, l'encierro reste toujours aussi
illisible.
Comme ces Japonais venus y assister en 1989 et qui le décrivirent
comme une sorte de procession organisée par la mairie où des jeunes gens
courent devant des animaux sacrés. Etait-ce une si mauvaise lecture ?
Publié dans Libération Juillet 1995
Photo Haut © Alvaro Barrientos - Illustration Bas Kurt - Autres ©DR