Depuis le 2 décembre, un
critique taurin est au Panthéon. En octobre 1846, Alexandre Dumas assiste en
effet à des courses de toros à Madrid. Il en donne le compte rendu sous forme
de lettres dans "Impressions de voyages - De Paris à Cadix", où l'on se heurte à
cette phrase qui pourrait être l'épigraphe de tout texte consacré à la passion
tauromachique : «Nous nous étions mis à
désirer l'Espagne.» Evidemment, Dumas, qui est très célèbre à l'époque,
n'est pas en Espagne pour discourir sur la pose de banderilles «au demi-tour».
En réalité, avec son fils, Alexandre, son valet, «Eau de benjoin», son nègre,
Auguste Marquet, son ami Boulanger et deux peintres, Dumas traverse le pays
pour rejoindre l'Algérie en voie de colonisation. Le comte de Salvandy,
ministre de l'Instruction publique, lui a commandé un texte de propagande.
Xavier Marmin a conseillé Dumas à son ministre : «Sur 3 millions de lecteurs, peut-être donnera-t-il à 50 000 ou à 60 000
le goût de l'Algérie.» En plus, à Madrid, Dumas pourrait relater un double
mariage royal : celui du fils de Louis-Philippe, le duc de Montpensier,
avec Luisa Fernanda, sœur de la reine Isabelle II, et l'union de cette même
Isabelle, aussi dévote que nymphomane, avec le très efféminé duc de Cadix, dit
«Paquita».
Au vrai, la relation du mariage, Dumas s'en tamponne. Il est vexé
que la presse le présente comme simple porte-plume du gouvernement. Alors à
Madrid, et d'après son biographe Claude Schopp (1), «il se gave de corridas». A la douane d'Irún, bonne surprise pour
son ego : le chef douanier espagnol le reconnaît. Quatre-vingt-dix-sept ans
plus tard, à la même frontière, le salut admiratif d'un policier espagnol
alimentera la gloriole d'Hemingway de retour en Espagne, après vingt-deux ans
d'absence. Un soir à Madrid, à la recherche d'un restaurant, Dumas et sa bande
se heurtent à Théophile Gautier, qui couvre la noce pour la Presse. Comme
l'auteur de la Tauromachie connaît l'Espagne et la corrida depuis son voyage de
1840, il frime. Dumas épingle la vanité de Gautier, «qui a prétendu mieux connaître l'Espagne que les Espagnols».
Jalousie de néoaficionado ?
Alexandre assiste le 11
octobre à sa première corrida, dans la plaza de la Puerta de Alcalá. Tout
l'impressionne, et d'abord l'«acharnement» de la foule se rendant aux arènes
avec ses carrosses et ses paysans à cheval, la carabine à l'arçon de la selle «et l'air aussi farouche que s'il s'agissait
de conquérir et non de payer cette place qu'ils viennent chercher au cirque».
Il veut visiter «la chapelle mortuaire,
la pharmacie avec ses deux médecins, la sacristie avec son prêtre». Pas le
temps. Il est comme tout aficionado avant une course : pressé, stressé et
violemment ému. «Nous nous engouffrâmes
dans une large porte, et, avec un de ces battements de cœur qu'on éprouve
toujours quand on voit une chose inconnue et terrible, nous gravîmes un
escalier qui nous conduit à nos galeries.»
La vue de la plaza pleine est un
choc : «Quiconque n'a pas entendu la
rumeur d'un cirque ne se doute pas de ce qu'est le bruit.» Il décrit la
foule qu'il estime à 20 000 spectateurs (alors que la plaza de Alcalá n'en
contient que la moitié), explique à son correspondant qui sont les différents
acteurs de la corrida et détaille méthodiquement le rôle et l'habit des
picadors, des banderilleros, des toreros. A côté de lui un connaisseur, le
poète Roca de Togores, le guide en lui commentant le comportement des toros.
Comme Dumas n'a pas la science infuse et que la véracité n'est pas sa tasse de
thé, son tempérament romanesque lui fait pondre quelques jolies balivernes : «Si la maîtresse du torero est dans le
cirque, c'est toujours vers ce point de l'arène le plus rapproché de cette
maîtresse que le taureau mourra.» Ce 11 octobre, Dumas
voit toréer le fameux Cúchares, Lucás Blanco et El Salmanquino, et se fait une
opinion. La corrida l'estomaque : «Tout
ce que je peux vous dire, c'est que j'étais si fort ému, que je n'éprouvais
absolument rien de ce dégoût qui m'avait été promis, et que moi qui me sauve
quand je vois un cuisinier prêt à tuer une poule je ne pouvais détacher mes
yeux de ce taureau qui avait déjà à peu près tué trois chevaux et blessé un
homme.»
Pendant son séjour
madrilène, Dumas, invité par la reine et par le duc d'Osuna, assiste à des
spectacles taurins variés, dont une capea et relate toujours enthousiaste les
corridas «royales» organisées pendant trois jours sur la plaza Mayor avec des
toreros à cheval et la fine fleur de la tauromachie à pied : Montés, El
Chiclanero, Juan León, El Lavi, El Salmanquino, Lucás Blanco, Cúchares. L'art
de Montés à la cape l'éblouit : «C'est à
ni rien comprendre. C'est à croire à un charme, à une amulette, à un talisman.»
Plus tard en Basse-Andalousie, il sera témoin pendant trois jours d'une tienta
de toros à campo abierto, par harcèlement, qui lui donnera envie de faire le
picador. A Madrid, comme avant
lui Mérimée et Gautier, Dumas a pris de plein fouet la force dramatique de la
corrida : «Ecrivez des drames après ça !»
Il ne croit pas si bien dire. Sans le savoir il a, à travers les toreros, frôlé
des personnages qui avaient l'intensité romanesque des siens. L'anarchique
matador gitan de Cadix El Lavi, par exemple, qui monologuait avec les toros. Un
jour à Jerez, on l'entendra supplier, en larmes, un toro : «Ne bouge plus, ne bouge plus ! Laisse-toi
tuer ! Allez ! Laisse-toi tuer, j'ai cinq enfants !»
Juan Lucás
Blanco, lui, sort tout droit d'un drame romantique. Il est le fils du Sévillan
Manuel Lucás Blanco, «un torero lugubre
et effrayant», selon Néstor Luján. Manuel voulait pour son fils une
carrière de journaliste. Il l'avertit : «Plutôt
te voir mort que te voir combattre des toros.» En 1837, très engagé dans
les luttes politiques, Manuel, ivre, tue un contradicteur à coups de poing au
cours d'une dispute. Il est condamné à mort, exécuté au garrot. Juan est élevé
par le torero sévillan Charles Yust, qui le prend dans sa cuadrilla mais refuse
par pressentiment de le faire toréer avec lui à Madrid, où les toros sont plus
sauvages. Charles Yust décède du choléra cinq ans plus tard. Le jeune Lucas
Blanco épouse alors sa veuve et devient matador. Ses coups d'épée sont fameux.
En 1845, il a tué de sept estocades a recibir six toros de la veuve de Lesaca.
Mais il veut toréer à Madrid, malgré les conseils du matador Juan León, qui l'a
pris en amitié. Il s'y présente en 1846 et reçoit un grave coup de corne dans
le bas-ventre. Le 11 octobre, Dumas l'a vu toréer. Il a décrit un «beau jeune homme de 24 ou 25 ans», qui
se fait prendre sous ses yeux, mais là sans gravité. Beau, jeune, svelte, Lucás
Blanco l'est de moins en moins. Sa cornade aggravée par une autre blessure
reçue l'année suivante à Almendralejo a éteint son courage. Désormais, il a
peur, compense par la boisson, provoque l'esclandre. Il torée soûl. Les
présidents lui interdisent parfois d'entrer en piste. Sa tauromachie, hier
audacieuse et fougueuse, est devenue «hallucinante et tragique.» Les toros l'encornent de plus en plus souvent.
Il torée une dernière corrida, en 1864, à Séville et fait scandale. Il tient à
peine de debout. Il est devenu gros, bouffi. On entend plus parler de lui sauf
«vingt ans plus tard», pour reprendre
Dumas, où un quotidien sévillan annoncera sa mort : «Décédé à l'hôpital général, le diestro Juan Lucás Blanco, réduit dans
ses derniers jours à la plus extrême misère.».
Jacques Durand
(1) Claude Schopp, Alexandre Dumas, éditions Mazarine
Publié dans Libération Décembre 2002
Ci-dessus Plaza de la Puerta de Alcalá