Campo libre

L'hiver venu, les toreros qui ne sont pas partis en Amérique du Sud toréer de petits toros s'enferment au campo. Pour paradoxalement concentrationnaire qu'elle soit, la formulation est exacte. Hors époque des corridas, les toreros sont littéralement en liberté dans la nature où ils s'enferment. Le campo n'est pas seulement la campagne comme lieu et camp d'entraînement, c'est aussi la campagne comme dispensatrice d'énergie. Sa saison achevée, Luis Miguel Dominguín sacrifiait un ou deux mois à ses passions majeures, les femmes et la chasse avant, le 2 janvier, date rituelle, de se cloîtrer au campo pour préparer la prochaine. La rage qui le fait tenir devant les toros, Miguel Abellán, alors jeune novillero, la forgeait tout un hiver en Estrémadure, chez Victorino Martín, loin de sa famille, en se «jouant la peau» sans spectateurs, devant plus de 40 vaches âgées et très armées. Physiquement, le campo est rapidement définissable : des pâturages, de l'herbe, des clôtures, des toros dedans, et, à l'horizon, une ferme. Blanche et plutôt coquette en Andalousie, plus rustique du côté de Salamanque. A l'intérieur, l'éleveur. Il a une casquette à carreaux, une doudoune verdâtre. Il s'adosse à un feu de cheminée et dit à ses visiteurs et au journaliste qui fait semblant de le croire que son élevage est dans un grand moment. Il invite à manger : des pois chiches le plus souvent.
Le monde de la tauromachie a sur le campo une vision manichéenne. 
Le campo serait le lieu de la «vérité» du toro. Là, il est libre et «immaculé». Là, il ne serait pas soumis à la manipulation du «sauvage» par l'humain, en vue de son «spectacle». Là, la tauromachie serait intacte, vierge, et pas corrompue par l'organisation de la corrida avec ses micmacs et ses compromissions. Le torero qui torée pour lui seul au campo n'est plus asservi aux contraintes du spectacle. L'attraction irrésistible des toreros pour le campo et son utopie n'est pas feinte. Un an après son alternative et lorsqu'il commence à gagner de l'argent, Miguel Arroyo, «Joselito», ne s'achète pas une Mercedes ou une maison. Non, il achète à Paquirri des vaches bravas qu'il met sur un bout de terrain du côté de Talavera.
Pour Curro Romero, «la vérité est dans le campo, pas dans les villes. Dans les villes tout est mensonge». Au-delà des niaiseries pastorales qui sanctifient l'authenticité de l'herbe pour mieux condamner la perversité présumée de l'asphalte, le campo apparaît comme la nostalgie d'un idéal. Curro Romero, si craintif devant les foules, y cherchait la solitude. En activité, ce qu'il aimait avant tout, c'était, tôt le matin, toréer seul, de salon, dans les pinèdes d'Aznalcazar. Avant, le 4 juin 1970, d'affronter lors de la corrida de Beneficiencia de Madrid sept toros de six élevages différents, Paco Camino fait un mois de retraite, «seul avec seulement les oiseaux» dans ses terres de Ciudad Real. Au programme : réflexion, marche à pied, pêche à la ligne. A l'arrivée, il coupera huit oreilles.
A José Luis Parada, retiré de la corrida par découragement au milieu des années 80, le campo libre a soufflé une réflexion sentimentale qui l'a fait revenir aux toros et au vrai : «Le campo et le temps te font penser... D'un côté tu revois ta vie de torero, tu analyses les erreurs commises et tu cesses de croire à tes triomphes apparents. Et de l'autre côté, sans presque plus penser à toi, tu te mets à méditer sur la tauromachie. .. A force de la rêver, tu commences à découvrir la véritable tauromachie, profonde, lente... Et alors, un jour, tu ressens l'impérieuse nécessité d'aller au campo et de revoir la tête du toro.» Cette impérieuse nécessité de revoir la tête du toro et de surtout réinstaller le toro dans sa tête, Luis Francisco Esplá l'a éclairé du côté de la paranoïa, que la tension professionnelle et la pression du public finissent par inoculer au torero, en transformant sa liaison si naturelle avec le toro en rapports antagoniques: «Peu à peu, le toro, ce collaborateur, ce support unique de notre création, devient en somme notre seul ennemi. Bientôt nous apercevons comme évidente sa volonté de nous rendre ridicules... Le sentiment négatif à l'égard du toro se renforce tandis que la saison avance. Au milieu de l'été, il a atteint un sommet vraiment douloureux.»
Retrouver le toro dans son milieu naturel lui restitue alors le «sens véritable de nos identités.» Ces retrouvailles peuvent prendre la forme d'un flash. On connaît l'histoire du matador Roberto Domínguez, éloigné de la tauromachie, vivant en Angleterre et qui, un jour de 1986 du côté d'Oxford, se faisant poursuivre dans un champ par un taureau non bravo a retrouvé d'un coup l'envie irrépressible de toréer.
Mais le campo n'est pas seulement une géographie plus ou moins mythifiée. C'est en Espagne une force économique qui occupe plus de 300000 hectares et donne du travail à plus de 1500 personnes. Qui, s'agissant des employés, ont mis un bout de temps à s'organiser. On parle seulement ces jours-ci de la création d'un syndicat de mayorales, de régisseurs de ganaderías, alors que les propriétaires, eux, sont bien structurés en syndicat depuis 1905. 
En France, depuis 1997, le campo crée du lien social, grâce à l'initiative de René Berlandier, un éducateur aficionado de Saint-Martin-de-Crau. Aidée par la municipalité, le conseil général des Bouches-du-Rhône et les organismes sociaux professionnels d'insertion, l'association «Elevage, passion, culture et traditions» a mis en place un certificat d'aptitude professionnelle unique dans le monde taurin, spécialisé dans l'élevage du toro bravo et camarguais à partir d'une ganadería associative et expérimentale, la Cravenque, qui compte 25 vaches et 3 étalons, d'origine Martín Peñato.  Plus traditionnellement, le campo a une vie sociale qui s'articule autour de son rite majeur, la tienta, la sélection de vaches reproductrices et des étalons, laboratoire de la race brava. Ce laboratoire a ses «martyrs» : le torero Antonio Bienvenida tué par une vache en octobre 1975 et les toreros mexicains El Ranchero décédé d'un infarctus en toréant une vache à Tlaxcala en juin 1981, et Curro Rivera, victime également d'un infarctus en donnant une passe de pecho, à une vache de tienta, à Jalisco en janvier 2001. La tienta permet à l'éleveur consciencieux de préciser le type de bravoure qu'il recherche et aux toreros qui y participent de s'entraîner et de comprendre via leur mère les spécificités du toro qu'ils seront amenés à combattre.
Cependant, pour Esplá, la pratique de la tienta au campo va bien au-delà du simple exercice technique et génétique: «Le fait de toréer des vaches te permet de redécouvrir progressivement tes limites. En résumé l'exercice avec les vaches favorise une approche plus étroite du processus créatif sans pour autant que tu sois soumis à des pressions extérieures... Ton seul souci est de créer, uniquement et exclusivement de créer. Tu t'emplis de l'expérience sublime d'être entier intégré à une œuvre. Et c'est grâce à l'interprétation automatique des réactions intestines d'un animal. Alors tu te sens attiré vers lui, empli d'un sentiment mêlé d'euphorie, de plénitude et de reconnaissance. Dans ces moments-là je te jure, j'aurais envie de les manger de baisers. Je parle des vaches, bien sûr !» Le campo ? Une vraie société. Elle a même ses terroristes.
En août 1989, pour se venger, des inconnus pénètrent dans l'élevage de Matias Bernados, isolent deux toros, leur coupent le cornes, les toréent et les tuent.

Jacques Durand

Paru dans Libération Décembre 2001





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