Callejón

«Háblale al toro». Les hommes de coin des toreros le conseillent. Il faut parler au toro. Pour capter son attention, l’encourager à venir, l’aider à sa battre. Paco Ojeda qui n’est pas un bavard  fait dans l’exhortation concise : «Toup !». Guère plus. D’autres flattent. Roberto Domínguez : «Vamos torooo ! Vamos toro bonitooo !  Vamos torito buenooo !» Certains ne leur adressent jamais la parole : Curro Romero. Orphée bien rasé et vêtu de micas , le torero enchaîne les toros à sa voix qu’il module comme on parle à des enfants dissipés ou violents pour les amadouer, se les mettre dans la poche ou dans la muleta comme Dámaso Gonzalez en septembre 1992 à Bayonne encourageant tendrement un Victorino Martín à prolonger sa charge pour que lui étire encore plus sa passe. Quand Dámaso est comme ça, paternel ou maternel et dorloteur de toros, «disfruta», il se régale dira plus tard son frère Julio, banderillero, en banderillant une rondelle de chorizo à l’hôtel Amatcho. Emilio Muñoz à Nîmes confronté à un manso d’Atanasio Fernández et maudissant sa race ou sa propre infortune entre ses dents : «Atanasio….Atanasio.» De la sommation à comparaître à l’invitation généreuse toutes les nuances de la sociabilité circulent dans cette relation.
A Nîmes, face à un Victorino Martín exceptionnel de bravoure, de franchise, de savoir-vivre, Victor Mendes ouvre grand son corps, tend son bas-ventre et sa muleta : «Tu l’aimes la muleta ? Tiens, mange-la.» Changement de décor : ailleurs, le même Mendes face à un autre Victorino mais froid, calculateur, vicelard : «Ah, c’est comme ça ? Ah tu veux la guerre ?  Alors c’est la guerre». Puis à l’adresse du callejon : «il est malin ; vous avez vu comme il est malin ?».  «Oui, lui répond Gonzalito son valet d’épées, il est malin mais toi tu es plus malin encore. Vamos, portuguès !» Esplá à Arles face à un Guardiola Fantoni qui refuse de baisser la tête : «Il ne veut pas, il ne veut pas. C’est comme si je demandais à ma grand-mère de suivre la muleta.» Son péon à José Luis Galloso,  s’escrimant à Alès  contre un toro du curé de valverde : «Mata al toro que no sirve pa na». Tue le ce toro, il ne sert à rien. Galloso se rend sans barguigner à ces raisons et revient à la barrière chercher l’épée de mort avec un geste d’impuissance et un mot d’auto justification : «No pasa ese hijo de puta.». Son valet d’épée, la serviette à l’épaule, le fourreau des épées à la main comme un jeu de courte paille et l’approbation servile à la bouche : «No vale na.» Il ne vaut rien.
Scène inverse à Nîmes dans les années 70. Paco Alcalde, alors jeune torero prometteur, revient, bouleversé à la barrière à la fin de sa faena. Son toro n’est pas un fils de pute mais un magnifique partenaire, franc, noble, combatif. Il l’a toréé comme il le méritait : respectueusement. Ces ceux-là avaient confiance l’un dans l’autre. Ils se sont entendus, compris. Paco Alcalde  a estimé ce toro et, peut-être, l’a aimé. Il est maintenant en larmes. Trop d’émotions et trop de règlement : «Je ne veux pas le tuer ! Je ne veux pas le tuer !» Il remue la tête ; il est désespéré. Son mozo, son apoderado, ses péons l’entourent, le consolent, lui font entendre raison. C’est son toro ; il doit le tuer. Alcalde arrache rageusement une épée du fourreau, se plante devant «son» toro, se profile en sanglotant, se rue droit sur lui, se rue «pour mourir» comme on le conseille, à la loyale et tue «son» toro en même temps qu’il se fait prendre. «Olé» marmonne pour lui seul Ortega Cano à Dax en déployant sur une passe qui n’en finit pas sa tauromachie de porcelaine.
Lorsqu’il suivait son fils  alors tout jeune et qu’il sentait le public décrocher, tomber dans l’hébétude, le père d’Espartaco lui criait : «Maintenant, écrase les fourmis !» Alors Espartaco junior se collait un sourire dentifrice  sur le visage et tapait fortement du pied moins pour impressionner le toro que pour réveiller les gradins avec une théâtralité ingénue mais payante. Chamaco père à son fils qui revient de l’infirmerie après un accrochage sans dégâts : «boîte, idiot !» Ou, souvent, à l’issue d’une faena sans histoire : «Lio, Tono, lio, escandalo !» Fais du barouf, le cirque ! Alors Tono tombait à genoux, ou jetait sa muleta par terre, embrassait le mufle du novillo ou  lui faisait un pied de nez. Ce  qui faisait rugir le gros public et ronchonner comme de vieux chats les  maigres aficionados encore plus sceptiques qu’Arcésilas de Pitane.
Le torero, selon les convenances, regagne à pas lents  la talanquera, le rivage, les siens, la société. Son combat solitaire l’en avait, pour quelques intenses minutes, isolé. Il ne s’y rattachait que par ces brefs messages qu’une voix familière et autorisée lui envoyait comme des bouées, des messages radio. Ce qu’il abandonne avec la masse du toro mort c’est cette déréliction du navigateur au large dont il se dépouille maintenant avec des sentiments multiples et contradictoires que la bienséance taurine lui empêche de manifester publiquement. Le soulagement ou la joie ou la colère ou la honte ou la mauvaise humeur ou la lassitude tournent en lui. Parfois il s’y laisse aller. Manzanares à Nîmes vient de liquider un toro fuyard. Des spectateurs, au dessus de lui, le houspillent pour n’avoir pas plus insisté. Manzanares, qui n’est pas un torero de la persévérance, leur fait face : «Chuflones, malos aficionados !» Pauvres types, mauvais aficionados ! 
Roberto Dominguez à un spectateur du premier rang qui baille bruyamment et se plaint de s’être ennuyé : «Et le toro, alors, vous croyez qu’il ne s’est pas ennuyé, lui ?» Un braillard insulte Rafael de Paula à Jerez. Paula prend son épée, la lance comme un couteau dans la barrière, elle s’y plante et vibre comme sa propre fureur. Chamaco vient de triompher à Béziers devant un toro de Cebada Gago. Il ne se tient plus de joie, embrasse ses péons «Ah, triunfo ! Triunfo !» A Nîmes, Marcos Sánchez Mejías pleure contre le burladero. Il vient, à l’épée, de saboter une faena somptueuse. Le valet d’épées s’est emparé de l’épée de mort. Il la remet à son aide qui va la nettoyer avec une grosse éponge. Puis il tend  une serviette blanche à son maestro qui y engloutit son visage. Il se réfugie dans cette douceur blanche comme pour éponger son stress, effacer la dureté du moment, biffer ses stigmates. Il en ressort comme recomposé. Serviette palimpseste. Son épaisseur ouatée pompe le souvenir des débâcles comme des succès. Le maestro, ses péons l’entourent comme pour se faire pardonner de l’avoir laissé seul sur le pont, de l’avoir abandonné au danger, au Léviathan. Lui, en quelques mots et comme en reprenant pied explique comment lui ait apparu le toro, ce qu’il a vu, senti, découvert, vécu, à l’image des voyageurs étonnés, venus de loin et jamais revenus de tout. César Rincon après un combat tronqué face à un Atanasio Fernandez qui n’a pas tenu la distance. « Se ha roto» ;  Il s’est cassé.
Luis Francisco Espla à Arles à son entourage : «Le toro devait être malade. Le foie sans doute Il avait mauvaise haleine et 70 kilos de trop.» Fernando Cepeda à la suite d’un combat éprouvant avec un Atanasio Fernandez : «Tenía cara de Miura. Estaba pensando.» La cuadrilla confirme, acquiesce, ajoute un petit détail qui va dans le sens du commentaire du chef. Le toro mort vit ainsi encore un petit instant dans les esprits. On le fait revivre comme pour toucher du doigt ce à quoi on vient d’échapper. Le torero est penché dos à la piste On lui verse de l’eau sur les mains. Il boit. Ablution. Long crachat. Il garde, par-dessous, un œil sur les gradins, la présidence. Curro Romero à Séville après une faena désastreuse qui a mis le public au bord de l’émeute. Il s’essuie les mains avec des façons de Ponce Pilate. Il a juste aperçu au dessus de lui un spectateur tout rouge d’indignation. Il le fait remarquer à voix basse à son péon : «Tu as vu ? Il y a en un qui passe un mauvais moment.»

Jacques Durand

Texte pour un livre de photos de Max Sautet




Photo Haut © Michael Crouser - Bas © DR