On
peut aborder le genre mano a mano du côté de l'affrontement entre individus, on
peut le lire du côté de la confrontation des styles, mais, dimanche, il était
conseillé de le voir du côté de Dax. Le mano a mano si attendu entre Ponce et
Tomás, entre Enrique et José, entre la tauromachie du «gai savoir» et la
tauromachie «puritaine» s'est déroulé sur le mode de la rivalité glacée. Aucun
de ces deux magnifiques toreros n'est intervenu au quite sur le toro de l'autre.
Ils ont toréé côte à côte mais pas face à face. C'était chacun pour soi. L'un,
José Tomás, avait un habit cigare et or, et l'autre, Enrique Ponce, rouge
allumette et or. Mais cette complémentarité combustible doit être versée au
crédit du hasard et non au compte d'une complicité qui n'a jamais existé entre
eux. Seuls leurs valets d'épée ou leurs péons se tapent sur l'épaule. Eux se
regardent sans se voir et font devant leurs toros respectifs leurs petites
affaires, sauf que ces «petites affaires», dimanche à Dax, étaient lumineuses,
rayonnantes et souvent sublimes.
La bonne race, très classe
et pas du tout primitive, des toros de Zalduendo - les deux premiers chétifs,
les deux autres très correctement présentés - qui leur faisait surmonter
jusqu'au bout leur faiblesse générale, a permis à ces deux grands toreros de
toréer à fond, avec pour résultat une corrida enchantée. Elle était comme un
banquet raffiné avec quelques moments d'émotion poignante. Comme la mort longue
de Facino lorsque, sous le digne silence de Dax, Tomás et ses péons statufiés à
vingt mètres du toro ont observé respectueusement sa bravoure à l'instant de la
mort. Ni le public ni le sort n'ont voulu départager Ponce et Tomás, accueillis
ensemble au cri de «toreros, toreros», encouragés alternativement et
raccompagnés à leur sortie avec ces mêmes cris. Sauf que, là, chacun porté en
triomphe tournait lentement sur les épaules des porteurs, au même rythme, pour
saluer Dax comme deux soleils ponctuels.Un Tomás toujours aussi introverti et crépusculaire, un Ponce radieux et aux anges. Pendant deux heures et quelques poussières arrachées à la banalité, chacun avait été soi-même dans la plénitude de son art et de sa musique intime. Ponce a donné sa sonate, Tomas son cantique. Pour répondre aux partisans de l'un ou de l'autre, qui espéraient que leur champion plumerait l'autre dans un combat de coq, leur sort avait fait la sourde oreille et choisi de ne pas choisir. Il a réparti les aléas et les gains la corrida selon une arithmétique parfaite, distribuée sur le mode de la symétrie. Ponce a coupé deux oreilles à Prisionero, son premier toro, malgré une estocade dans le cou, puis une à son second toro. Il n'a rien coupé à Dinamita, cinquième Zalduendo qui donnait des coups de tête et s'est rapidement arrêté d'attaquer. Tomás a coupé deux oreilles à Carpintero, son premier toro, aux allures de novillo, une à son second toro, et rien à Palmado, un toro brusque qui accrochait sa muleta en fin de passe. .
Devant Prisionero, la tauromachie de Ponce, articulée à la façon d'une syntaxe souple, était un échantillon de sa meilleure tauromachie : enjouée, dosée au millimètre, élégamment coordonnée. A travers sa calligraphie, quelque chose parlait brillamment de la profondeur de la surface et de la forme comme contenu. Devant Carpintero, la tauromachie de Tomás, chuchotée avec une lenteur de fumeur d'opium, racontait sans bavardage le paradoxe sur quoi elle s'appuie. Le détachement extérieur du torero fait surgir comme un révélateur sa tension intérieure. Ce noir et blanc enthousiasme les photographes. Avec l'immobile Tomás, la photo est toujours cadrée.
A la mort de son dernier toro, Ponce avec un ciseau a coupé en piste la coleta de son banderillero «Gitanillo Rubio» dont c'était la dernière corrida. Il avait, quelques minutes avant, mis son point d'honnneur à se jouer la peau en banderillant Dinamita que son maestro lui brindera. Contrairement aux coutumes consensuelles qui règlent les apothéoses taurines, les héros du jour, trimbalés a hombros, ne tomberont pas dans les bras l'un de l'autre pour se féliciter chaudement à coup de «vous - en - êtes - un - autre». Ils ne sont pas bons amis. Chacune de leur cour déteste l'autre. Leur triomphal cortège s'est divisé à la sortie des arènes. La fourgonnette bleue de Tomás attendait à gauche. La blanche de Ponce à droite. Il y avait encore beaucoup de soleil.
C'était
huit heures et c'était un beau jour.
Jacques
Durand
Tableau Tiziano Abel et Cain