Cayetana, duchesse d’Albe, «Tanuca» pour les intimes

Cayetana  a 80 ans, de cheveux frisés jaune-orange
un visage joufflu, des tenues pétard,  des bas rose vif, une élocution lente, une voix de vieille  jeune fille  presque nunuche, un fort caractère, et plus de quartiers de noblesse que les Bourbons. Maria del Rosario, Cayetana, Paloma, Fernanda, Teresa, Francisca de Paula, Lourdes, Antonia, Josefa, Fausta, Rita, Castor, Dorotea, Santa Esperanza Alfonsa y Victoria Eugenia Fitz-James Stuart  y Falco de Silva y Gurtubay, «Tanuca» pour les intimes  et pour ceux qui manquent de souffle, est plusieurs fois duchesse,  marquise,  comtesse-duchesse, et 18 ou 20 fois, on ne sait plus, «grand» d’Espagne. A ce titre, elle et les siens ont le privilège de ne pas se découvrir devant le roi. Qui dit mieux ? Personne. Cayetana, dix huitième duchesse d’Albe est l’aristocrate qui possède au monde le plus de titres nobiliaires : 46. Toutes ces particules ne la gênent pas pour aimer la bière à la pression, danser la sévillane, fréquenter les toreros,  et faire à l’occasion un bras d’honneur aux journalistes de la presse du sperme people qui l’assiègent, elle, ses enfants, leurs divorces tapageurs, leurs aventures sentimentale.
De la maison des Albe dont l’arbre généalogique remonte à 1432 l’écrivain Raul del Pozo a écrit qu’elle n’a jamais été aussi dégénérée que les Borgia ni aussi riche que les Krupp. Sans doute. Mais ici tout est relatif. Cayetana n’est pas  aussi riche que les Krupp, mais elle, ses quatre fils et sa fille, ducs, comtes, marquis et duchesses ont très largement de quoi voir venir et de très loin. La «duchesse des duchesses» comme on l’appelle en Andalousie possède des montagnes, des rivières, des vallées, des plaines, des horizons. Soit 34.000 hectares de terres dans toute l’Espagne, de Salamanque à Ibiza, de Marbella à San Sébastian et, dans la seule province de Séville, 7 grandes propriétés. Qu’à l’occasion les ouvriers agricoles occupent. Elle partage sa vie entre ses palais, une vingtaine, et les plus fins observateurs de l’aristocratie et les  manipulateurs de calculette ne parviennent pas à mettre un chiffre précis sur son patrimoine : plus de 600 millions d’euros. 
Son Palacio de Liria au cœur de Madrid compte plus de 3500 m2, une forêt de marronniers, 26 salons. Aux murs, des Fran Angelico, Goya, des Velázquez, des Titien des Rembrandt, Greco, Rubens. A l’intérieur, des lionceaux qui se font les griffes sur les tapisseries des Gobelins. Et à Séville dans  celui de las Dueñas, où est né le poète Antonio Machado , un fameux citronnier dans le patio, Pepe Hillo et Héloïse, un couple de tortues d’eau, plus leur  progéniture, offert par le torero Curro Romero. Sur la terrasse, des chiens, des oiseaux, un perroquet qui parle, des chats à l’intérieur. Pour son pèlerinage annuel à Venise, où elle se rend en train jamais en avion, Cayetana embarque avec elle les chiens, les chardonnerets dans leur cage, le cacatoés. Au grand étonnement ferroviaire des contrôleurs à casquette réglementaire si l’on en croit le  chroniqueur sévillan Antonio Burgos : «Et ça c’est quoi ? La maison d’Albe ou un cirque ?». 
Quoique née à Madrid en 1926 avec pour parrain le roi Alfonse XIII, Cayetana est de Séville des pieds la tête. Elle n’y  rate jamais le printemps, quand les fleurs d’orangers parfument la plaza de Doña Elvira, que les pneus des voitures chuintent sur la cire des processions de la Semaine Sainte, que les robes gitanes à pois tournent toute la nuit dans les baraques de la feria, que les toros des corridas déboulent du toril de la Maestranza, quand les «seises» dansent dans la cathédrale le jour du Corpus et quand les chevaux font claquer les pavés de sa ville. Les passions de Cayetana, outre la peinture et par conséquent  l’Italie, sont celles, plébéiennes et sophistiquées, de l’Andalousie populaire : la danse flamenca pour quoi elle avait des dons,  la tauromachie, le cheval. Le célèbre bailador flamenco Enrique el Cojo, Henri le Boiteux, disait qu’elle aurait pu devenir comme Carmen Amaya. Elle a été une fameuse cavalière, a même toréé à cheval et à fait, à cheval, la une de Life. Elle est capable d’ordonner à son chauffeur d’arrêter sa voiture pour réprimander un cocher parce qu’il tire trop sur la bride de son cheval. Aux corridas, elle tourne systématiquement la tête au moment des piques. Elle a peur pour les chevaux même si leur protection matelassée les rend à peu prés invulnérables et héberge les vieux chevaux de picadors à la retraite dans quelques unes de ses propriétés. 
La duchesse d’Albe est plus que célèbre. Elle est inévitable. Dans les années 50 les petites filles espagnoles berçaient la poupée Cayetana qui la représentait. Ses aventures amoureuses, son aristocratique liberté de mœurs dans l’Espagne constipée du franquisme a bien alimenté son personnage, sa flamboyance, son gout de la fiesta. On lui a prêté beaucoup d’aventures avec des amants de toutes conditions certains connus comme le fameux torero sévillan Manolo González, l’acteur Paco Rabal, Ali khan, fils de l’Aga Khan rencontré en 1959 dans un bal au Waldorf Astoria de New York. Antonio, fameux danseur de flamenco  et notoire homosexuel a prétendu dans ses mémoires  qu’elle était la mère de son fils mais en masquant son identité. «Quel dommage qu’il n’existe pas un Goya pour coucher avec lui»  dira-t-elle un jour à Raul del Pozo. 
Cayetana a été marié et veuve deux fois. Ses deux mariages ont fait scandale. Le premier le 12 octobre 1947, jour de l’Hispanité, à Séville, pour son luxe dans une Espagne qui se serre tragiquement la ceinture. La noce a couté 20 millions de pesetas. Cayetana de Alba, alors plutôt amoureuse du torero Pepe Luis Vázquez, épouse l’aristocrate Luis Martinez de Irujo devant le grand autel de la cathédrale de Séville proscrit pour les mariages sauf pour celui d’Esperanza de Bourbon et de Pierre d’Orléans. Mais le duc d’Albe, père de Cayetana, ambassadeur à Londres, soupçonné par Franco d’être franc maçon et qui fait casser les amours de sa fille unique avec le torero, a le bras plus long que le Guadalquivir. L’événement sera relaté dans le New York Times, le Daily mail. Franco n’a pas été invité. Entre les Albe et lui pas d’amour fou. Cayetana s’en est toujours vantée : Franco n’a jamais mis les pieds dans son palais de Séville pas plus qu’Aznar leader de la droite espagnole. Grace Kelly si, et aussi Jackie Kennedy et Felipe González premier ministre socialiste du gouvernement espagnol. Son second mariage plus discret  fait aussi murmurer. En janvier 1978 Cayetana épouse Jésus Aguirre y Ortiz de Zárate, ex homme d’église, jésuite «rouge», grand intellectuel, traducteur du philosophe allemand Adorno en Espagne, crypto socialiste, aujourd’hui décédé. 
Cayetana , modèle favori des travestis, mélange la mondanité et la bienfaisance. Elle assiste à des défiles de mode, participe aux raouts de la haute mais s’investit dans de nombreuses œuvres caritatives. Elle préside par exemple une association contre la sclérose en plaque ou aide à l’insertion des  gitanes incarcérées à la prison de femmes d’Alcala de Guadaira. Elle fait d’ailleurs partie de la confrérie de «Los gitanos» qui processionne la nuit du Jeudi Saint dans «sa» Séville qu’elle défend avec un soin jaloux. Elle y milite pour les arbres, pas seulement généalogiques,  et s’occupe des chiens perdus. Sans ou avec pedigrees.

Note. Doña Maria del Pilar Cayetana de Silva y Alvarez de Toledo, XIIIème duchesse d’Albe, connue pour sa beauté et sa liberté de mœurs a été la maîtresse de Goya et l’a représentée dans de nombreux tableaux. On a longtemps cru que son fameux nu «la Maja desnuda» qui fit tant scandale à la cour d’Espagne, c’était elle. Erreur. Pour infirmer cette croyance Jacobo Fitz-James, le père de Cayetana, fera en 1945 exhumer les restes de son ancêtre pour qu’on mesure son squelette.
Ses mensurations ne correspondent pas à celle de la femme nue de Goya.

Jacques Durand
           
Publié dans la revue Vasco 2006



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