Coups de Cœurs, Coups de Cornes

Vers 1880, à Séville, le torero gitan Fernando Gómez, «El Gallo», tombe amoureux de la danseuse gitane Gabriela Ortega. Mais il veut seulement faire l'amour avec elle. El Lillo et El Cuco, oncles de Gabriela, banderilleros et chanteurs, avertissent le torero: «Le lit, si tu l'épouses.» Pour Fernando, le mariage, non merci. Il fait déguiser son picador Bartolesi en curé, simule une noce, couche pendant trois jours avec Gabriela puis s'enfuit à Madrid. Les frères de Gabriela le retrouvent: «Ou tu retournes à Séville sur tes jambes pour te marier pour de bon ou tu y redescends en cercueil. » Fernando épouse Gabriela pour de bon et pour la vie. Ils auront 6 enfants 6, trois fils qui se feront toreros, trois filles qui épouseront des toreros. En 1909, Rafael Gómez, «El Gallo», l'aîné, tombe amoureux de la chanteuse et danseuse gitane Pastora Imperio. Rafael l'enlève, file à Madrid avec elle, l'épouse, l'abandonne après quelques mois en lui disant : «Je descends acheter des havanes.» Pastora, qui était pourtant l'amour de sa vie, refera plus tard la sienne avec un fabricant de cigares. Elle dira un jour : «Finalement, je préfère ceux qui font les cigares à ceux qui les fument.»
 On raconte ça pour le plaisir et aussi parce qu'être femme de torero est une tâche compliquée. On s'en rend compte en lisant le livre que Maria Ángeles Grajal vient de consacrer aux épouses des matadors (1). Une situation qu'elle connaît. Maria Ángeles, médecin pneumologue, est l'épouse du torero retiré Jaime Ostos avec qui elle s'était d'abord mariée avant de divorcer de lui pour l'épouser de nouveau trois ans plus tard. Maria Angeles acceptait mal le conflit entre sa vie professionnelle et son devoir d'épouse soumise au machisme du milieu taurin et victime des infidélités de son torero de mari. Infidélités quasi professionnelles. Le torero est par définition un homme à femmes. Joselito, «El Gallo», Manuel Bienvenida et son fils Antonio, Luis Miguel Dominguín, Ostos l'ont dit et répété : sans les femmes dans les arènes ils ne seraient jamais devenus toreros.
Le donjuanisme du torero est un effet de son état, la conséquence de son prestige et le contrecoup de son archétype social d'homme viril. Dans la rumeur taurine, les valets d'épée passent leur temps dans les hôtels à chasser les femmes qui se cachent dans leurs armoires. Lorsque Enrique Ponce est allé demander en mariage Paloma, fille d'un ancien torero, Victoriano Valencia, Victoriano lui a d'abord répondu avant d'accepter le mariage : «Ecoute, Enrique, tu sais comme moi que les toreros ont toujours beaucoup de femmes autour d'eux. Ne rentre pas dans cette maison pour faire du tort.» Même méfiance pour le père d'Encarnación Rizo lorsque le torero à cheval Angel Peralta est allé sur le tard de sa vie demander la main de sa doctoresse de fille : «Votre histoire, ça ne peut pas marcher... Vous les toreros êtes des gens de mauvaise vie.» Finalement, eux aussi se marieront.
Dans cette histoire de tauromachie et de mariage, le toro est l'entremetteur. Jusque dans ses coups de cornes, il favorise l'amour. Rare exception : Pepín Liria. Il a rencontré sa future femme, qui venait se consoler d'avoir raté le permis de conduire, dans le bar de Murcie où il était serveur. Ceci dit, il était aussi novillero et lui téléphonera le lendemain pour lui annoncer tout fiérot qu'il venait de couper deux oreilles et une queue. Mais Suzette et «El Soro» sont tombés amoureux lors d'une corrida à Aguascalientes au Mexique. Lui toréait et elle était au premier rang. Même cristallisation pour Patricia Rato, fille de banquier qui n'allait jamais à la corrida. Sauf le 28 février 1989 à Madrid où une amie l'entraîne assister à un festival taurin. Espartaco torée. Ils ont depuis fondé une famille. Blessé par un toro, chez lui, dans les arènes de Salamanque, Niño de la Capea reçoit la visite de la reine de beauté de la ville et de ses dames d'honneur. Il épousera María Del Carmen, l'une d'entre elles. 
Paquirri croise le chemin de sa première femme au chevet d'Antonio Ordoñez, blessé par un toro. C'est sa fille Carmina. Le prestige du torero opère jusque dans les gares. En 1918, à la gare d'Alsasua à Pampelune, María Gracia Lucas, qui, accompagnée de sa mère, revient de la feria de Pampelune, croise Domingo Dominguín accompagné de sa cuadrilla. Il lui dit : «Je suis Dominguín, je viens de toréer une corrida à Pampelune.» Ils sont à l'origine d'une des plus brillantes dynasties de toreros, mais Domingo pendant ses fiançailles avait averti Gracia : «Tu dois t'habituer à être l'épouse d'un torero.» Ce qui n'est pas simple. 
Si le toro rapproche, il lui arrive aussi de séparer. Carmina Ordoñez n'y a pas résisté. Paquirri : «Carmen n'aimait pas que l'on vive à la campagne. Elle aimait les voitures, les voyages, le luxe des réceptions. Et moi, pour triompher devant les toros, j'avais besoin d'être fort physiquement, de m'entraîner au campo, de ne pas faire la fête.» Cette vie assez recluse de Pénélope attendant son Ulysse torero, triomphant ou piteux, Feli Tarruella, ancienne étudiante des Beaux-Arts de Madrid, en a accepté les contraintes en épousant Dámaso Gonzalez et en s'installant à Albacete, un trou : «Quand je me suis mariée, j'ai cessé les repas avec les amis et les sorties en discothèque. Après le mariage, je me suis donnée corps et âme à l'homme et au torero car il faut apprendre à vivre avec deux personnes dans un même corps.» Un corps qui revient souvent cabossé dans son Ithaque. Feli : «J'ai toujours vu mon mari avec des points.»
En consacrant ses portraits à plusieurs générations d'épouses, Maria Angeles discerne une évolution morale du personnage et de sa «pathologie». Jusqu'aux années 80, grosso modo, la femme du torero doit, selon le poncif social, s'enfermer chez elle ou à l'église lorsque son homme torée, pour prier les vierges de sa dévotion. Lorsque son époux Manolo Vásquez toréait, sa femme Remedios Gago allait s'agenouiller pendant deux heures au pied du christ du Gran Poder à Séville où son stress était tel qu'elle finissait par vomir. Même réclusion pour María Gracia Lucas Dominguín qui n'a jamais voulu voir toréer, «même pas à la télévision», ni son mari ni ses trois fils toreros, mais qui connaissait la corrida sur le bout des doigts. C'est elle qui s'occupait de la gestion des arènes de Carabanchel, propriété de la famille.
A partir des années 80, quelques épouses se débarrassent de cette image de la femme du torero, soumise et «victimisée» d'après Maria Ángeles. Maria Del Carmen, l'ex-dame de beauté de Salamanque, a ouvert la voie en accompagnant Niño de la Capea dans ses tournées américaines au grand étonnement offusqué de la cuadrilla et à la grande consternation des autres toreros qui avaient peur que son exemple fasse tache d'huile. Si désormais quelques femmes de matadors les suivent, aucune n'assiste à la corrida par peur de les voir se faire prendre et aussi par crainte d'entendre le public les insulter. Elles s'enferment dans leurs chambres et prient toujours les vierges mais n'attendent plus agenouillées et passivement le coup de fil du valet d'épée à la fin de la corrida. Maintenant, elles prient mais utilisent leurs portables, explique Maria Angeles qui, dans une interview, félicitait Eugenia de Irujo, fille de la duchesse d'Albe, de s'être rebellée en quittant le torero Francisco Rivera Ordoñez à cause de ses frasques extraconjugales.

Jacques Durand

(1) Va por ellas, Maria Ángeles Grajal, éditions Planeta, Barcelone



Haut Peinture Hélène Berton - Bas Photo Bernard Bouyé