Ethique de la pique

Le héros de la si décevante Feria d'Automne de Madrid est un picador. Le Mexicain Efren Acosta, dit «El Loco II», après avoir, le 8 octobre, piqué magnifiquement par trois fois le toro «Embutido» de Victorino Martín, a reçu la plus formidable ovation entendue depuis longtemps par un picador. A la juste efficacité de ses piques, Acosta a ajouté un style spectaculaire qui a déchaîné l'enthousiasme. Efren tenait sa pique en l'air comme la lance d'un chevalier dans un tournoi, puis l'abaissait d'un coup en piquant Embutido, qui chargeait de loin, et avant qu'il tape dans le cheval. Acosta, qui met un chiffon blanc sur sa selle pour ne pas salir son pantalon en chamois, piquait dans le morillo, la partie charnue et bosselée du cou du toro, où sont les muscles qui commandent son coup de tête. Comme Acosta est un torero respectueux des usages, il n'a pas voulu répondre à la clameur qu'il avait déclenchée en soulevant son castoreño, son couvre-chef de picador. Il a juste répondu en saluant de la main: lui, qui a commencé à piquer par jeu à l'âge de 5 ans, sait que seuls les matadors sont habilités à saluer en levant leur coiffe. L'exploit d'Acosta a permis de constater que le tercio de piques, régulièrement saboté, avait, outre son rôle, une spectaculaire beauté.
A Nîmes, le dimanche de la Pentecôte, devant un public plus de feria que torista, le tercio de piques réalisé par le picador de Meca «El Chano» face au Victorino Martín «Plantado» avait également enthousiasmé un public traditionnellement insensible, voire réfractaire, à la pique. Même vibration populaire autour de la pique à Mont-de-Marsan le 20 juillet, toujours avec les toros de Victorino Martín, ce qui n'est pas un hasard. Et on ne parle pas ici des corridas toristas à Céret ou à Vic, ou de la corrida-concours de Saragosse en juin, où la pique, par définition, joue pleinement son rôle.La saison 2000 marquerait-elle le retour en grâce de la pique à travers une mise en scène soignée et une pratique plus responsable ? Peut-être, mais alors sur la pointe des pieds. Pour la grande majorité des corridas données cette année, le moment de la pique a été, comme d'habitude, liquidé comme simple formalité accessoire ou réalisé selon le principe du sabotage généralisé. On coince le toro contre la barrière pour une pique unique, lourde et destructrice, puis on renvoie les picadors au vestiaire, parce que donner deux piques signifie qu'il faut replacer le toro à coups de cape, ce qui hypothèque le nombre de passes qu'on pourra lui donner à la muleta, là où se coupent les oreilles.
Le 21 octobre à Castres, la pique était l'objet d'une table ronde - organisée par les Sociétés taurines de France, une fédération torista -, réunissant des professionnels, matadors, picadores, éleveurs, vétérinaires, responsables d'écurie de chevaux de pique. Sur le regain d'intérêt pour la pique observé cette année, Luis Francisco Esplá a précisé que cela ne touchait que les corridas toristas et pas du tout les corridas «commerciales». Alain Bonijol, responsable d'une écurie de chevaux de picador, a répondu que certains toros dit «commerciaux», comme ceux des Domecq par exemple, méritaient eux aussi un vrai tercio de piques. Pour Esplá, la pique est une question éthique. Elle est à la charge de la morale de chaque torero. Bien piquer, «c'est comme savoir faire cuire la viande. Trop cuite, elle devient trop dure». Il a aussi fait remarquer que le public d'aujourd'hui «n'avait plus la patience de supporter pendant dix minutes un tercio de piques». D'un autre côté, il se demandait pourquoi on ne donnerait pas un grand tercio de piques aux toros quand on voit qu'ils ne serviront pas à la muleta.
Où piquer a été l'un des points importants abordés par les participants, qui ont tous contredit le catéchisme de la bonne pique, qui demande de piquer dans le morillo. Pour Esplá, piquer dans le morillo, «c'est de la rigolade». Fernandez Meca a expliqué qu'il voulait que ses toros soient piqués non pas dans le morillo, mais derrière, à sa tombée. Le vétérinaire Jean-François Mezières a expliqué que si, dans le morillo, les muscles du cou sont puissants, en revanche ils n'ont pas assez de résistance. Alors, où piquer? Trop en arrière, on lèse les vertèbres, trop en avant, le toro donne des coups de tête, et ces mouvements de tête provoquent des lésions supplémentaires. 
Où piquer efficacement sans détruire le toro ? Réponse unanime des participants : dans la cruz, derrière le morillo et après la zone dite du «hoyo de las agujas». La cruz est la zone où se rejoignent les deux omoplates. Ces affirmations des débatteurs vont à l'encontre de la tradition, puisque du «Traité de tauromachie» de Pepe Hillo, publié en 1796, jusqu'aux règlements de 1917 on exige, à la différence des règlements postérieurs, qui ne précisent rien en la matière, que le toro soit piqué dans le morillo.
Ces affirmations vont aussi à l'encontre des conclusions de l'enquête menée pour l'Union espagnole des éleveurs de toros de combats par des vétérinaires de Las Ventas, qui ont analysé les carcasses de 90 toros combattus pour la San Isidro 1998. Résultat : on pique en effet dans la cruz pour 42 % des cas, contre 4,7 % dans le morillo. Les autres piques tombant nettement derrière ces zones. Conséquences de la pique dans la cruz au lieu de fixer le port de tête du toro, on amoindrit volontairement sa mobilité et sa force de poussée, ce qui va dans le sens de l'esthétique de l'actuelle tauromachie, qui tend vers encore plus de lenteur et nécessite ainsi des toros peu mobiles. Mais le danger de piquer dans la cruz, disent les vétérinaires de Las Ventas, c'est, par la section de nerfs dorsaux, de provoquer des boiteries ou des flexions des pattes avant, alors que piquer dans le morillo n'entraîne aucune lésion d'organe vital et ne permet pas de fracturer des vertèbres. Conclusion des vétérinaires de l'Union des éleveurs: «D'un point de vue technique, on devrait réglementer cette zone (le morillo) comme lieu où l'on doit piquer.» Autre point de débat à Castres : l'effusion de sang du toro à la pique. La croyance répandue qui affirme qu'un toro est bien piqué lorsque son sang s'écoule jusqu'à son sabot a été majoritairement contredite. Alfredo Saenz, vétérinaire taurin à Barcelone, a avoué son ignorance: «Je ne sais pas si c'est indicatif que le toro a été bien piqué.» Pour Jean- François Mezières, cette croyance n'a pas de fondement. Elle est comme un «proverbe».
De leur côté, dans leur rapport, les vétérinaires de l'Union ont démoli cette idée très répandue en piste qui affirme que l'hémorragie du toro à la pique le «décongestionne» et le revigore comme une saignée médicale. L’hémorragie du toro à la pique est d'après leur étude trop faible pour produire une décongestion. Les toros de 500 kilos qui ont un volume sanguin de 37,5 litres ne perdent à la pique qu'ente 1,5 litre et 2,5 litres. Soit l'équivalent d'un demi-litre de sang pour un être humain qui pèserait 70 kilos avec un volume sanguin de 5 litres. Le Pr Martin Roldan, qui a soigné cinq toros graciés, dont deux avaient pris trop de piques, n'a pas eu à pratiquer une transfusion sanguine ni à les réhydrater avec du sérum. En revanche, les participants de la table ronde à Castres ont condamné la forme de la pique actuelle: trop prédatrice. Mais, pour Esplá, c'est surtout sur le mental du toro, «qui subit à ce moment là une terrible déception que seuls les bravos surmontent», qu'elle fait des ravages.
Conclusion consensuelle de l'éleveur Olivier Riboulet: le tercio de piques ressuscitera si les éleveurs produisent des 
toros avec de la caste. Il ne parlait pas dans le désert.


Jacques Durand



Publié dans Libération Novembre 2000


Tableau Haut Catherine Dhomps